Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, Verdier, Collection « Poche », 2013 (Première éd. 2008)
« Finir n’est rien, car seul compte ce moment si lent et si brutal, suspendu comme un souffle coupé, où tout éternellement commence » (p. 203)
L’histoire a longtemps relevé des Belles Lettres. Les grands historiens du passé, tant dans leurs synthèses ambitieuses que dans leurs monographies approfondies, cherchaient tous un point d’équilibre entre l’information et la rhétorique, entre le dire et le bien-dire. Ils jugeaient le passé et le mettaient en scène dans des constructions élaborées, à l’éloquence parfois déclamatoire. À mesure que l’histoire s’est rapprochée des sciences humaines, qu’elle en a adopté les contraintes, elle a perdu une partie de son goût pour la belle œuvre, la phrase coulée, le martèlement prosodique. Écrire l’histoire, c’est désormais (entre autres) se tenir près des faits, sans raccourcis métaphoriques. L’historien explore une masse de documents et en tire une synthèse qui doit, avant tout, être factuellement irréprochable, en ne cédant ni à la tentation du rhéteur – chercher à convaincre par la structure du propos plus que par son fond – ni à celle du poète – jouer sur les comparaisons, les allégories, les métaphores. Quelques historiens maintiennent une certaine exigence de style – je pense à Emmanuel de Waresquiel – mais la plupart se contentent d’une prose universitaire, froide, sans aspérités (je pourrais citer bien des noms d’excellents historiens, de Jean Favier à Pierre Racine en passant par Élisabeth Crouzet-Pavan). Je ne le leur reproche pas, ils ont des impératifs scientifiques et pas toujours, à dire vrai, de véritable aisance la plume à la main. Mieux vaut s’en tenir à une prose conventionnelle. L’exploitation et la critique des sources prédominent sur l’organisation du propos : les meilleurs textes historiques sont ceux qui appréhendent avec le plus de précision et de justesse les corpus qu’ils exploitent (Arsenio Frugoni et son Arnaud de Brescia en est l’exemple archétypal). Alors que dire, une fois ces deux ou trois points rappelés, du travail singulier de l’historien Patrick Boucheron dans Léonard et Machiavel ? Vinci et Machiavel, contemporains et compatriotes, se sont frôlés sans se côtoyer ; leurs itinéraires se croisent un temps, autour de César Borgia puis de la Florence du gonfalonier Pierre Soderini, sans que les deux hommes ne fassent jamais mention l’un de l’autre. Le diplomate consacré à l’action publique et le peintre à l’esprit universel semblent ne s’être jamais remarqués mutuellement. Entre 1502 et 1505, pourtant, ils croisèrent les mêmes personnes, vécurent aux mêmes endroits, s’intéressèrent aux mêmes projets (le détournement de l’Arno notamment). Se sont-ils rencontrés ? C’est très possible, mais la preuve historique manque. Comment comprendre cette absence ? À quel endroit, à quel moment, eussent-ils pu se rencontrer ? À défaut de traces matérielles dans les carnets de l’un comme de l’autre, n’y a-t-il pas dans leurs œuvres des indices tendant à attester que les deux hommes se sont connus, fréquentés et, peut-être, influencés ? Patrick Boucheron essaie d’explorer ces questions délicates dans un ouvrage qui hérissera ou réjouira son lecteur, selon l’idée qu’il se fait de l’histoire et de son écriture.
Léonard et Machiavel a tout pour cliver son lectorat. De la relation putative des deux hommes, il n’existe que quelques sources et fragments misérables – traités par l’historien de manière latérale, non sans extrapolation ; le texte oscille entre la démonstration du chercheur et la rêverie – assumée – de l’écrivain ; l’auteur n’hésite pas à styliser son propos, à lui donner un rythme, une tonalité, une légère préciosité dont je sais qu’ils peuvent déranger le lecteur d’histoire moyen, peu attiré par le brillant de l’ars poetica. La réception de cet ouvrage par ses lecteurs communs, sur Amazon, illustre bien la gêne que suscite ce travail : la moitié des commentateurs pense qu’il s’agit d’un livre magistral et fulgurant et l’autre d’un ouvrage médiocre, emphatique et trompeur. Je suis persuadé, quant à moi, qu’il ne s’agit pas là d’histoire à proprement parler, mais d’un essai, d’une réflexion historico-philosophique, et que le juger comme on jugerait un Charles VIII et l’Italie, une Histoire de la Présidence du conseil de Jules Méline ou une Histoire de la Confédération helvétique lors de la guerre du Sonderbund n’est pas judicieux. Il faut le lire pour ce qu’il est, une échappée hors des exigences étroites de production universitaire, le tout par un historien extrêmement talentueux (lisez son Conjurer la peur, sur la fresque du « bon gouvernement » à Sienne, c’est une analyse iconographique et historique passionnante, dont je parlerai peut-être en ces lieux, comme je le pourrai, d’ici quelques semaines). Léonard et Machiavel échappe aux classifications des savants en cabinet, comme d’autres travaux, ceux de Walter Benjamin par exemple y échappèrent en leur temps. À s’en tenir, comme Frugoni, aux seules données de l’histoire, il n’y a pas matière à livre, ni même à article et l’historien en convient dès son introduction : « Elle [La rencontre] a eu lieu et nous n’en saurons rien » (p. 12). À s’en tenir à ce constat, l’histoire s’arrête ; le chercheur touche la paroi opaque et infranchissable du temps ; ce qui se tient derrière ne peut qu’être conjecturé. M. Boucheron devait donc trouver un autre angle d’approche. Il part du contexte et des œuvres des deux Florentins, de leurs carnets, de leurs correspondances pour essayer d’approcher, le plus finement possible non ce qui fut mais ce qui aurait pu être. C’est en cela, je pense, que l’exercice ne peut, même fondé sur d’amples sources et une connaissance approfondie du temps, relever de l’histoire en tant que telle. Gide disait : « On ne peut découvrir de nouveau territoire sans quitter un moment la côte des yeux ». M. Boucheron quitte la côte des archives du regard ; le voilà face à un vide, un silence. Ce qui se tient dans cet espace n’est pas accessible à l’historien scientifique, ne le sera jamais. Seulement, un territoire mental se tient là, un sujet de réflexion, un champ d’analyses et de réflexions.
Qu’un historien s’essaie à cet exercice très périlleux, on l’accusera d’inventer, d’imaginer, de bâtir sur du sable. « Ce n’est pas de l’histoire, c’est du roman ». C’est possible, à moins de considérer que cet essai est une sorte d’extrapolation analogique : le blanc historique de la rencontre n’est qu’un déclencheur. L’auteur cherche ce que les œuvres exactement contemporaines de Vinci et de Machiavel montrent de commun, de similaire. Il voit en eux non des hommes d’avant-garde, d’une époque non encore advenue, prophétisant sans le savoir le monde à venir, mais des contemporains, hommes d’une époque incertaine, en quête de l’exacte et inapprochable vérité. Ils partagent une même conception du temps, de son indétermination fondamentale. Si l’essai de M. Boucheron essaie de préciser la réflexion historique, c’est pour caractériser la contemporanéité, c’est-à-dire la présence simultanée d’un même traitement structurel et philosophique du monde, chez deux hommes d’une grande proximité géographique et générationnelle, travaillant et pratiquant dans deux milieux intellectuels pourtant distincts. Plus que la fameuse et inapprochable rencontre entre Léonard de Vinci et Machiavel, M. Boucheron vise à trouver chez eux les proximités que l’histoire, en l’absence de source évidente permettant de les relier, n’a jamais investiguées. C’est en cela que je parlais de démarche analogique. Prendre l’histoire comme un sujet de réflexion intellectuelle, plutôt que comme un thème d’érudition, est-ce si inacceptable ? Pourquoi les historiens n’auraient-ils pas le droit, en annonçant clairement le sens de leur travail, de se livrer à ces méditations ? Le professeur Boucheron ne se cache pas, il ne ment pas à son lecteur, averti dès les premières pages qu’il n’y a rien à savoir ici, mais tout à penser. Sa démarche me rappelle les travaux de littérature comparée, qui, en mettant côte à côte plusieurs écrivains, éclairent de manière sensiblement différente la compréhension de leurs œuvres. Pour cela, sont mis à contribution les écrits de Machiavel (y compris son imposante correspondance diplomatique), les carnets et les peintures de Vinci.
Trois thèmes principaux structurent cette comparaison : César Borgia, le projet de détournement de l’Arno et la narration, picturale ou écrite, de la bataille d’Anghiari. Je ne peux pas, en une note, résumer la situation de l’Italie, ou même de Florence, du début du cinquecento. Je vais néanmoins essayer de dresser, en quelques lignes, un résumé de la période qui intéresse M. Boucheron (les éventuels historiens et philosophes qui liront ces lignes sont priés de me pardonner leur caractère très synthétique). La péninsule italienne, populeuse, riche, fertile, est alors divisée en plusieurs États de même force (Naples, Florence, Venise, États du Pape, Milan) et en une multitude de structures plus ou moins autonomes (Pise, Gênes, Ferrare, etc.). Pour des raisons dynastiques et politiques, elle est devenue, à la fin du XVe siècle, la cible des ambitions françaises. Les armées (et la diplomatie) de Charles VIII puis de Louis XII ont complètement déséquilibré l’organisation politique et diplomatique de l’Italie. À Florence, richissime ville de banquiers et d’affairistes, gouvernée par les Médicis, l’arrivée des Français en 1494 a permis le renversement de l’ordre ancien. Les Médicis ont été chassés, une théocratie, dirigée par le moine Jérôme Savonarole, a un temps présidé aux destinées de la ville. Devenu insupportable, Savonarole a été renversé et immolé en 1498. Depuis lors, s’est établie une République, bientôt gouvernée par son Gonfalonier, Pierre Soderini. Elle cherche à se maintenir dans un contexte politique et diplomatique extrêmement changeant. Le jeune Machiavel, secrétaire de chancellerie, s’affaire à la diplomatie de la République florentine de 1498 jusqu’au renversement de celle-ci par les Médicis, en 1512. C’est là qu’il fera son apprentissage historique et philosophique, c’est là aussi qu’il rencontrera la figure du Prince, ce dirigeant cynique et avisé qui, aidé par la chance et par sa virtù, maintient et agrandit ses États, en assure la sécurité et la grandeur. Le Prince, a un modèle historique, quelqu’un que Machiavel a croisé, de près, durant quelques mois : César Borgia. Qui est-il ? Le fils du Pape. Ce dernier, ancien cardinal espagnol corrompu, élu en 1492, s’appelle Alexandre VI (Rodrigue Borgia). Une série télévisée récente a, je crois, fait mieux connaître cette histoire-là au grand public. Alexandre VI essaie, à toute force, de placer son fils, César Borgia, à la tête d’une principauté, lui cédant même, contre toute légalité, une part des États de l’Église. Soutenu par son père et par les Français, César parvient à s’établir, au tout début de 1502, à Urbino, non loin de Florence, dont il commence à envisager l’annexion. La République de Florence s’inquiète. C’est à cet instant précis que s’ouvre Léonard et Machiavel. Nicolas Machiavel arrive à Urbino pour sonder César Borgia et, si possible, le dissuader d’attaquer. Au même moment, Léonard de Vinci est nommé, par César Borgia, « ingénieur général », chargé de vérifier les fortifications de la principauté d’Urbino. Les deux hommes peuvent enfin se rencontrer mais l’histoire, rappelons-le, n’en saura rien. Autour de la figure trouble de César Borgia, prince éphémère, condottiere dont la gloire s’étiolera bien vite à la mort de son père (1503), s’agitent deux des plus grands génies du temps. L’un, Machiavel, analyse une figure et une pratique du pouvoir. Il en tirera un portrait philosophique dont la portée dépasse de loin l’action, somme toute restreinte et malheureuse, de son modèle. L’autre, Léonard, travaille à la défense d’une petite principauté et livre, en passant, lui aussi, par ses moyens artistiques, un portrait du prince. Dans la correspondance de Machiavel comme dans le dessin de Léonard, M. Boucheron observe l’incertitude de la politique, son tempo arythmique, son absence de fixité. Le Prince est en germe : Borgia, homme opportun, prompt et changeant, incarne, contre toutes les valeurs et les vertus médiévales, le dirigeant qui réussit, atteint son objectif, par une fluidité qui contraste avec les raideurs de la figure royale et gouvernementale de son temps. Le lien entre Vinci et Borgia est plus ténu, il réside dans le flou d’une esquisse, une incertitude fondamentale saisie par quelques coups de crayon. Léonard et de Machiavel ont ici saisi l’incertitude de la fortune et la fluidité du monde qu’ils retranscrivent dans leurs productions.
Borgia chute rapidement, piégé, capturé et bientôt emprisonné. Machiavel, dont l’influence sur le gouvernement de Soderini s’est affermie, conçoit un projet militaire et politique aussi décisif qu’il est coûteux : le détournement de l’Arno. Les deux hommes se retrouvent. Car si l’idée est de Machiavel, la planification, en amont, est de Léonard. Florence creuserait un canal, détournerait le fleuve de son lit, assècherait ainsi le port ennemi de Pise et créerait, entre les deux villes, un marais qui ralentirait les armées adverses. Léonard estime, en outre, que le canal aurait des effets positifs sur les sols et le commerce, une fois Pise définitivement vaincue. Ce projet phénoménal, mené pendant près de deux ans va coûter 7 000 ducats, en pure perte. En effet, les Pisans, conscients du danger que présente le détournement de l’Arno, harcèlent les ouvriers. Au mois de septembre 1504, alors que les travaux sont déjà fort ralentis, de fortes pluies provoquent une crue qui emporte l’ouvrage. Il n’y aura pas de détournement de l’Arno, le rêve de ces hommes de la Renaissance restera dans les carnets et les cartons, à l’état de projet, d’ébauche irréalisable pendant un temps encore indéterminé. Acte pratique et théorique, projet à la fois réalisable et irréaliste, le détournement du canal est, pour Machiavel, une priorité, un moyen d’obtenir la sujétion définitive de Pise (qui échappe à Florence depuis 1494) et, par la suite, de construire une paix féconde. M. Boucheron montre que la dualité profonde de ce projet, ni totalement pacifique, ni totalement guerrier, d’une caractérisation morale assez floue, relève de sa pratique politique de l’indétermination, de ce qu’on appellera plus tard, l’amoralisme machiavélien. Pourtant, en cela, Machiavel se singularise moins de son époque qu’il n’en est le reflet. Machiavel énonce ce que les autres font déjà, il projette dans son œuvre la vérité de son temps. Vinci, dans ses carnets, partage d’ailleurs les espoirs de son compatriote : le canal est un acte de guerre, mais il est un moyen de paix. Toute l’Italie de la Renaissance, des Borgia, des Médicis, des Sforza, des Este, est une Italie indéterminée, émanation d’une époque nouvelle où, l’homme ayant pris une position centrale, s’effacent les anciennes distinctions morales. L’action consacre les destinées ; l’avenir est à prendre. En cela, les deux hommes sont contemporains, ils sont même, c’est la thèse structurante de M. Boucheron, les parfaits contemporains de leurs contemporains.
Le dernier motif de comparaison est la bataille d’Anghiari. Le 29 juin 1440, les Florentins battent les Milanais, et en une seule bataille, fait assez rare à l’époque, sauvent leur indépendance et garantissent leur destinée. C’est en tout cas comme cela que la légende présente cette bataille. Les deux hommes se sont, soixante ans plus tard, particulièrement intéressés à elle : Machiavel, dans son Histoire de Florence et Vinci, dans sa fresque inachevée, La Bataille d’Anghiari (dont il ne reste qu’un fragment copié, la peinture originelle et inachevée étant recouverte par une fresque ultérieure de Vasari). La comparaison était attendue. Elle débouche sur une réflexion assez intéressante sur la guerre de la Renaissance. Les deux hommes rompent avec les modèles idéologiques dominants pour représenter le conflit dans sa dimension la plus prosaïque. La fresque de Léonard, telle qu’on en connaît les quelques fragments et ébauches survivants, constituait un saut majeur dans la représentation du tumulte guerrier : ni représentation d’une intervention providentielle, ni défilé bariolé d’hommes d’armes triomphants, c’est la guerre, brutale, chaotique, sanglante qui devait orner les murs du Palazzo Vecchio. La propagande le cédait au réel. Fumée, poussière, chevaux renversés, la fresque figurait, en quelque sorte, le moment le plus indécidable de la bataille. Au réalisme brutal de Léonard répond l’ironie grinçante de Machiavel, pour qui la bataille incarne tous les maux du condottierisme. En quelques mots, quels sont-ils ? La guerre est alors l’affaire de quelques professionnels, qui se font, à l’occasion, conquérants et souverains. Leur intérêt ne recoupe pas celui de leurs employeurs : ils s’épargnent quand les États voudraient qu’ils se battent, ils trahissent quand les États exigent leur fidélité, ils prolongent les hostilités quand il s’agirait de conclure. Les philosophes spécialistes de Machiavel le savent, sa fine connaissance du monde antique l’avait convaincu qu’il fallait préférer les armées civiques aux troupes mercenaires et que la guerre devait être terrible à un instant précis pour éviter de durer et d’amoindrir les cités et les États. Les moyens du machiavélisme sont au service de la victoire, d’une paix qu’il espère durable. Sa philosophie est celle de la nécessité, de la suspension des scrupules moraux au service de l’efficacité de l’action. La bataille d’Anghiari l’intéresse fortement. Selon lui (de mauvaise foi), un seul homme y mourut, piétiné par son cheval. Les autres, à la parade, opérèrent leurs mouvements jusqu’à ce qu’un des chefs, le Milanais, abandonne le terrain. Machiavel dévoile, contre l’emphase et le clinquant des discours officiels, les faux-semblants de la guerre. Lui aussi renonce à la représentation idéale et virtuelle pour toucher à une forme, certes outrée, de réalité guerrière. Les mercenaires se battent pour faire durer la guerre, ils ne cherchent pas la victoire, ils ne sont pas sûrs et s’épargnent. D’où la condamnation, par l’écrivain, du condottierisme, au profit des armées civiques – qu’il tenta d’instituer à Florence. En cela, aussi, Léonard et Machiavel sont contemporains, selon M. Boucheron, car ils dépassent l’expression d’une pensée convenue, enchaînement de topoï et de lieux communs, pour approcher la vérité de l’instant à son point le plus insaisissable. Dans le contexte incertain qui est le leur, tous deux cherchent à représenter l’univers dans l’indétermination d’un instant, quête inachevable par nature, qui sous-tend le caractère souvent inachevé des travaux des deux hommes.
Dans un espace historique laissé en blanc par les données archivistiques et par la fantaisie des littérateurs, M. Boucheron développe surtout, dans un style que d’aucuns trouveront maniéré (je l’ai trouvé plaisant), une réflexion sur les rapports que peuvent entretenir deux œuvres contemporaines qui paraissent ne rien partager, sinon le lieu et le temps de leur élaboration. La démarche spéculative de l’historien peut laisser perplexe. Il ne s’agit certes pas de counterfactual history, fondée sur des suppositions entièrement hasardeuses. Il s’agit plutôt de la mise en œuvre d’une démarche comparatiste sur un moment nodal de la Renaissance. La méditation donne lieu à un renversement final : Léonard et Machiavel ne sont pas à l’avant-garde comme le croient les historiens depuis quatre siècles, ils sont les hommes de leur temps, ils le voient, l’énoncent et le représentent tel qu’il est, dans toute sa brutalité, son étendue et son cynisme. Ils fouillent la vérité du monde : Léonard ne peut l’atteindre et n’achève pas ses œuvres ; Machiavel croit l’atteindre et ses œuvres bouleversent l’édifice moral convenu sur lequel reposait idéologiquement la civilisation. En cela, ils sont deux contemporains, deux forces qui débordent les représentations dépassées du monde pour approcher l’inaccessible vérité du présent, celle de l’incertitude de l’instant qui toujours échappe. Cette thèse-là, le lecteur peut ne pas y acquiescer. Il pourra y voir une relecture très contemporaine d’œuvres anciennes, dont l’inachèvement, imprévu, devient une forme de caractéristique première. Il se demandera aussi si les passages les plus écrits, ne cherchent pas à atteindre, par la métaphore ou la fulgurance, ce que la réflexion logique ne parvient à dégager. S’il fonde sa méditation sur une connaissance ferme de l’époque, M. Boucheron la fonde aussi sur des interprétations, des supputations, qui, parfois peinent à s’agencer rationnellement. Témoins du chaos de leur temps, Léonard et Machiavel reprendront, à la fin de l’ouvrage, leur chemin historique et posthume séparément ; M. Boucheron a probablement exprimé tout ce qui, intellectuellement, pouvait être dégagé de cette non-rencontre. Je pense, pour conclure, qu’une fois admise la singularité de sa démarche, ce travail mérite d’être lu et salué pour son originalité, son intelligence et son ambition.