Une vie d’artiste : Le Vivisecteur, de Patrick White

Atelier de Francis Bacon

Atelier de Francis Bacon

 

Le Vivisecteur, Patrick White, Gallimard, 1979 (trad. Georges Magnane) (Première éd. originale 1970)

Cette note continue la série « Nobel » de ce blog, où figurent des recensions d’œuvres de Séféris, V.S.Naipaul, Bjørnson, Pirandello, Steinbeck, Faulkner, Kenzaburo Ôe ou Yeats (voir la section Tout le blog en une page). Pour la petite histoire littéraire, ce livre, un des plus célèbres de son auteur, a récemment terminé parmi les finalistes du Man Booker Prize 1970. Récemment ? Oui, récemment. Le prix changea de périmètre en 1971, passant d’une récompense destinée aux livres parus l’année précédente (ce qu’il fit jusqu’en 1970) aux livres parus l’année en cours (à partir de 1971) ; de ce fait, les romans de 1970 ne concoururent pas pour le prestigieux prix littéraire britannique. Quarante ans plus tard, les organisateurs décidèrent de combler cette lacune : Le Vivisecteur a terminé finaliste, battu par Troubles de J.G.Farrell, mort prématurément en 1979, à l’âge de 44 ans.

Parce qu’elle confond recherche d’expression personnelle et quête de vérité artistique, notre époque a tendance à représenter l’art comme l’horizon indépassable de nos existences. Qu’il apparaisse nu, au grand jour, sous son nom (quelque peu grandiloquent désormais), ou qu’il se dissimule en ce substitut démocratique qu’est la « culture », l’art apparaît être la voie idéale de la réalisation de soi, entendue comme la parfaite cristallisation en actes des singularités de chaque être humain. Le moi n’atteint sa pleine expression que chez l’artiste. Pour être soi, et échapper ainsi aux ternes déterminismes de la vie sociale et aux contraintes rigoureuses du marché du travail, la seule voie qui soit désirable et réputée accessible à tous (en théorie, car en pratique elle ne l’est à personne ou presque) est l’art, démocratie méritocratique parfaite où ne comptent (toujours en théorie) que le doigté, le travail et le mérite. D’où la prolifique pléthore d’aspirants plasticiens, d’aspirants écrivains, d’aspirants musiciens, d’aspirants chanteurs, d’aspirants comédiens ; ils cherchent autant le moyen de s’extraire de la gangue boueuse de leur existence qu’une voie d’expression pour leur petite idiosyncrasie. Il s’agit là d’artistes accessoires, qui se vengent de la banalité de leur vie et de leur personne en surinvestissant un domaine particulier et connexe de leur quotidien, priant pour qu’il leur accorde en retour plus qu’ils n’y investissent. Ils veulent moins devenir artistes qu’échapper à l’esclavage du labeur salarié et aux contraintes qu’il suppose : l’art s’entend alors, faussement, comme une rente libératrice. Quand la manie artistique, en principe bénigne, atteint des proportions excessives, elle se double souvent d’une quête assidue et tangente de célébrité, qui relève d’une autre pathologie du temps, la fièvre narcissique de la reconnaissance. Tout ceci repose sur la mystique salutaire d’un individualisme libérateur, et dégénère souvent, dans les faits, en une maigre apologie des pouvoirs créatifs du consommateur. L’art ne se dégrade pas tant d’être pratiqué en amateur que de se transformer en produit culturel consommable, en « personnalisation », en cette « customisation » corsetée que permettent les produits créatifs dits « bacs à sable ». L’artiste, mû par une capacité expressive supérieure, est pourtant bien autre chose que ce consommateur orienté qui opère quelques choix dans un espace limité par le producteur.

Il est possible de gloser longuement sur le potentiel libératoire de l’activité artistique ; il est possible aussi de développer une vision romantique – aussi paresseuse que fausse – de la tentation bourgeoise de la vie d’artiste (voir quelques exécrables produits contemporains comme le film L’Homme qui voulait vivre sa vie) ; il est possible, enfin, d’admirer dans l’existence de l’artiste les zones les plus lumineuses (la liberté, l’expression de soi, la quête de beauté, la réussite) en passant sous silence les nécessaires et sombres contreparties (l’angoisse, le sentiment d’incapacité, le harassant questionnement formel, le spectre de l’échec). Le Vivisecteur du romancier australien Patrick White constitue un antidote à l’infection de cette lecture faussée et imprécise de l’art. Il est dommage qu’un tel livre – comme toute l’œuvre de White – soit si difficile à trouver de nos jours. Comme le souligne Jean-Philippe Domecq, dans Qui a peur de la littérature ?, le texte « baroquisant » de Patrick White contrecarre le lyrisme nébuleux qui accompagne les gloses et les commentaires mal informés sur l’Artiste et ses Œuvres. Le Vivisecteur développe une perspective intérieure sur l’art, inspirée par le XXe siècle et par l’expérience de la modernité. Un ami de l’auteur, le peintre australien Roy de Maistre (1894-1968), a joué le rôle de modèle et de déclencheur ; d’autres peintres viennent à l’esprit du lecteur au fil du roman (Bacon, Lucian Freud). Pour Patrick White, l’art est une vocation, au plein sens du mot. Le journalisme et la bureaucratie, par facilité et par traque effrénée des répétitions, ont fait de la « vocation » un synonyme vaguement pédant du syntagme « il doit » ou du substantif « fonction » : « ce document a vocation à » ; « ce service a vocation à », «  la vocation de ce progiciel sera de », etc. La vocation se dégrade alors en une vague destination générale, un semblant d’affectation qui perd tout rapport avec l’idée étymologiquement si considérable de se vouer (sous-entendu cliché « corps et âme ») à une cause et au destin subséquent qu’elle suppose. Hurtle Duffield, le personnage principal du Vivisecteur se voue donc à la peinture, dès son enfance, sans jamais revenir sur cette élection précoce. Ce roman n’est pas celui des tergiversations d’un jeune homme n’osant se lancer dans l’activité artistique ou, ce faisant, triomphant de l’hostilité collective et familiale envers sa vocation : même s’il doit vivre dans la misère la plus noire, même s’il doit construire sa hutte-atelier du bush de ses propres mains, même s’il doit se restreindre en tout et abandonner l’univers des hommes, Duffield peindra. Il importe peu qu’il devienne, au fil des années, un peintre d’envergure mondiale – pour des raisons dont Patrick White, lucide, ne cache pas qu’elles tiennent autant à son talent qu’au fonctionnement économique biaisé du marché de l’art, véritable bourse de valeurs spéculatives. Les réputations se forgent à l’encan. L’artiste, mû par une puissante et inexplicable force intérieure, ne cherche pas dans la peinture, quoi qu’il en soit, un dérivatif ou un succès économique et social. Il est né pour ça, ne fera que ça car, pour reprendre les mots de Samuel Beckett évoquant, lapidaire, sa vocation littéraire, il n’est « bon qu’à ça ».

La carrière de Duffield s’organise, narrativement, en plusieurs périodes resserrées, séparées par de vastes ellipses. Le rythme du récit, fort variable, a pu déconcerter ; pourtant, il couvre les grands âges de la vie : enfance, jeunesse, maturité, vieillesse ; il est vrai que les phases intermédiaires sont passées sous silence et que le récit saute des années entières en une ligne ou en un espace blanc. Des expériences censément cruciales, vues de l’extérieur, sont résumées en quelques lignes, quand elles ne sont pas tues (les morts de plusieurs personnages importants, les deux guerres mondiales). Le roman s’intéresse moins à la carrière artistique et à la réussite extérieure de son personnage principal qu’à son développement intérieur, heurté, et à sa quête personnelle, tumultueuse. Le temps de Duffield, voué à son art, n’est pas le temps commun ; c’est un temps relatif, celui de la maturation des chefs-d’œuvre ; la singularité du peintre doit se manifester aussi dans les discontinuités et les variations du récit, au rythme incertain de son art. Le peintre ne travaille pas en bureaucrate : des années de stase expressive ont moins d’importance qu’un instant de révélation visuelle, sur lequel le peintre reviendra des années durant. Une rencontre anodine compte parfois plus qu’une longue relation. Chaque partie de ce gros livre (édité étrangement en deux tomes de trois cents pages par Gallimard) semble se centrer, une fois les détails de l’intrigue quelque peu élagués, sur la résolution d’un problème pictural particulièrement saillant. Le schéma revient plusieurs fois : Duffield voit quelque chose, teinte, être, lumière, comme personne ne peut le voir, en une épiphanie instantanée, lumineuse et colorée. Elle procède comme une blessure de l’âme que seule la production artistique peut permettre de cicatriser. Traumatisme ou extase, l’instant passé doit être jeté, par la peinture, à la figure de l’éternité. Le vivisecteur, par son œil puis par sa main, opère à réel ouvert jusqu’à la vérité, objet de sa quête. L’art n’est jamais que le truchement par lequel se transvase une réalité perçue en une réalité projetée. White dépeint un artiste doué d’une riche palette formelle et en grande partie inconscient de la nécessité qui le traverse ; confirmant ce que disait Lacan à Duras « Vous, artistes, ne savez pas ce que vous faites », Duffield paraît souvent être l’instrument inconscient d’une nécessité innommée, puissance de vivisection du monde contenue dans son œil et exprimée par sa main. Sa verbalisation des processus en œuvre n’affleure jamais ; s’il pouvait s’exprimer par des mots au-delà de la trivialité, il ne serait pas peintre. La puissance qui l’agit, secret de l’art, ne sera jamais révélée.

D’esquisses en brouillons, de tentatives en échecs, Duffield s’affronte à la vision première jusqu’à parvenir au point précis où celle-ci peut être dépassée. Ces épiphanies ne sont pas des instants remarquables de sa vie, vus de l’extérieur : la première guerre mondiale, à laquelle il a participé (dans les tranchées) est rayée d’un trait et n’a pas de conséquences pour son art ; en revanche la nudité de sa sœur bossue, entrevue l’été de ses quinze ans, reviendra, en leitmotive, jusqu’à la fin de ses jours (et du livre). Ce genre de décalages discordants se répètent au fil de l’œuvre ; des scènes que Duffield seul juge significatives prennent le pas sur le reste ; ils constituent des nœuds de son travail, sur lesquels il revient continûment. Il lui faut les transmuer sur la toile, qu’importent les conséquences de cette mise en peinture sur ses relations personnelles et sociales, notamment sur les sentiments qu’éprouvent pour lui les quatre femmes qui traversent son existence (une prostituée, deux riches femmes mariées et une jeune pianiste). Le vivisecteur opère à cœur ouvert (et battant) : White met en lumière quelle peut être la violence de la retranscription artistique pour le « modèle » involontaire. Elle est, pour certains personnages, impossible à supporter. L’art n’est tolérable que de loin, pour l’observateur non impliqué. Par sa crudité « lucianfreudienne », la peinture de Duffield nie le discours édulcoré que les amants portent en général sur leurs actes et leurs corps ; le peintre ne ment pas, ne corrige pas sa perception, déchiquette et cisaille, jusqu’à aboutir à sa vérité, aussi monstrueuse qu’elle puisse apparaître aux autres. La contrepartie de la vocation artistique est donc que tout, absolument tout, lui est subordonné : Duffield ne peint pas quelques croûtes pour vivre confortablement, passer le temps ou se donner l’illusion qu’il est un grand peintre ; il voit pour peindre, il vit pour peindre, et, en quelque sorte, il tue pour peindre (sinon les femmes, tout du moins l’amour qu’elles lui portent). Pour l’artiste, tel que le présente l’auteur, l’autre n’est jamais une fin, il n’est qu’un moyen, un déclencheur de processus artistiques inconscients et irrépressibles : Nance, Olivia Davenport, Hera Pavloussi ou Kathy Volkov n’ont de sens que par ce qu’elles provoquent chez le peintre, qui ne leur donne rien (sinon quelques plaisirs) et leur prend tout – cette assertion serait à relativiser dans un article plus fouillé sur l’œuvre, mais enfin, tenons-en nous là ici (Kathy en devenant pianiste et concertiste semble en effet échapper à la malédiction du peintre). Difficile d’imaginer un portrait d’artiste plus égoïste ; c’est à peine si, pour lui, existe autre chose que sa toile. Seule sa sœur, Rhonda, à la fin de ses jours, le pousse au don (maladroit), à l’expression d’une générosité (peut-être intéressée). Bossue, misérable, sentant l’urine de ses nombreux chats, isolée, elle est recueillie par Duffield, qui s’occupe (un peu) d’elle (et vice-versa). De cette exception ne peut être inférée aucune règle : par Rhonda, Duffield renoue le lien tranché avec la communauté des hommes et avec sa famille, sans pour autant renoncer à son art et à sa quête ; elle est peut-être une concession de sa – mince – conscience.

White montre le processus artistique de l’intérieur, dans ses tâtonnements, ses obsessions, ses révélations. Il n’y a pas grand chose de désirable dans cette vie-là si l’on n’y est pas appelé ; elle ne pouvait convenir qu’à Duffield ; aux « tentations de Venise » des bourgeois ou des petits-bourgeois se rêvant en artistes, Le Vivisecteur offre un cinglant démenti. La carrière de peintre relève d’une nécessité intérieure existentielle et redoutable. La grandeur côtoie (et rehausse) l’abjection ; le roman est marqué par la conjonction d’éléments « élevés » et « bas », de hauteur et de bassesse. La trivialité et le prosaïsme renforcent la dé-romanticisation à l’œuvre. L’artiste n’est pas une entité éthérée, purement spectatrice, l’âme nourrie de couleurs et le corps, translucide, traversé de lumière. L’artiste est un animal vivant, avec toutes les conséquences qu’entraîne cette assertion. La narration n’hésite pas à préciser les détails digestifs et excrémentiels de la vie du peintre qui, s’il est, de toutes ses forces, un artiste, n’en reste pas moins un corps, un amas de chair, avec ses mécanismes naturels, ses excrétions, ses suppurations. Si ces précisions corporelles, pas toujours agréables pour le lecteur, ont une raison d’être, c’est bien celle-ci : montrer que l’artiste est un tout, qu’il fait œuvre par le grandiose comme par le sale, par la splendeur comme par l’ordure. Duffield rend, dans ses peintures, décrites avec précision, une vérité, belle et laide, grandiose et mesquine, triviale et sublime, telle que le peintre la ressent ; si la scène primitive présente des aspects obscènes, il n’appartient pas au peintre de les dissimuler en idéalisant ce qu’il tente de rendre sur la toile. Au contraire, ces éclairs immondes renforcent la vérité de l’art, représentation d’une perception. De même, à une autre échelle narrative, Patrick White rappelle que son peintre de génie est aussi un être asocial, qui vit chichement dans son capharnaüm, tourné vers le seul horizon de son art, à l’encontre de toute notion de confort bourgeois. Cette vie sauvage n’est pas pour tout le monde. À la vulgarité de la comédie sociale, que Duffield méprise, s’oppose l’expression de sa propre vulgarité de manières. Cette crudité convient bien à l’absence de romantisme du projet littéraire. Une critique mal intentionnée pourrait s’agacer de ces notations scatologiques un peu forcées ; elles relèvent de l’esthétique de l’ensemble et, sans elles, l’œuvre perdrait de sa lumière.

Une caractéristique un peu mélodramatique de la première partie du roman mérite, je pense, quelques réflexions. Hurtle Duffield est né dans un milieu très pauvre : son père est ferrailleur, sa mère blanchisseuse et ils ont six enfants. Le petit Hurtle, six ans, plaît à la patronne de sa mère, Mrs Courtney, une riche propriétaire terrienne. Consciente du don exceptionnel de son enfant – intelligence et sensibilité hors normes, talent pour le dessin – la mère de Hurtle finit par accepter le marché que lui propose sa patronne : l’achat adoptif de l’enfant, que ses parents biologiques ne reverront jamais. Passé d’une classe sociale à une autre, Duffield doit s’adapter à un nouvel univers, qui ne le socialise pas beaucoup mieux que l’ancien. Souvent en délicatesse avec sa sœur adoptive Rhonda, déjà infirme, Duffield finit par rompre sans mot dire avec les Courtney et s’engage dans l’armée australienne. À son retour du front, son père adoptif est mort, sa mère adoptive remariée, il ne la reverra plus – et n’en souffrira guère. Étonnamment, cette enfance au fort potentiel traumatique ne laisse guère de traces dans les parties ultérieures du livre ; cette histoire complexe, violente, d’abandon, d’adoption, de rupture familiale, ne semble avoir aucun effet sur la quête acharnée du jeune homme, de l’homme mûr puis du vieillard que deviendra Hurtle. Cette enfance insolite, comme nulle et non advenue, eût aussi bien pu ne pas exister. Pourquoi Patrick White a-t-il développé un arrière-plan familial aussi complexe, s’il ne sert à rien dans la suite de son récit (sinon à justifier la première obsession picturale de l’artiste, sa sœur bossue) ? Il s’agit d’une question ouverte, pour laquelle n’apparaît pas clairement de réponse. En y réfléchissant un peu, j’ai trouvé plusieurs pistes explicatives, non exclusives les unes des autres (je ne peux concevoir que cette section de l’enfance, qui couvre un quart du livre, soit seulement superflue). Le morceau constitue, en lui-même, une petite satire d’une certaine bourgeoisie foncière australienne du premier XXe siècle, provinciale et parvenue. Elle se pensait subtile et éduquée, se croyait une émanation, un reflet, une partie même des classes supérieures européennes ; elle jouait une comédie faussée pour faire accroire cette image démesurée d’elle-même. Jamais Duffield ne crut à la fiction sociale de ses parents adoptifs : il sut, toujours, que leur jeu était une imposture ; le masque de la bourgeoisie, mal fixé, ne tint pas. Néanmoins, ce morceau de satire eût pu être plaqué autrement, ailleurs (et il l’est parfois, quand le vieux Duffield est confronté à ses acheteuses richissimes). Les aspects mélodramatiques de l’intrigue n’ont donc pas de signification narrative évidente ; ils peuvent relever d’un ordre allégorique. Derrière le thème romanesque de l’enfant vendu par ses parents biologiques à un couple de riches bourgeois, affleure la mise en scène du changement brutal de classe que subit tout artiste passant, par son seul mérite, d’une catégorie sociale à une autre (Debussy en est un cas célèbre). Affleure également la nécessaire rupture qu’entraîne, avec ce même milieu bourgeois, le choix de la carrière artistique. Hurtle Duffield n’a donc pas seulement une translation à supporter (de la bourgeoisie vers la bohème) mais deux (du prolétariat à la bourgeoisie vers la bohème). Sa résistance remarquable à son propre milieu, qui touche à l’imperméabilité, s’observe d’autant mieux qu’elle est redoublée. Elle l’empêche de croire au mensonge social de la classe bourgeoise – qu’il est bien placé pour connaître, mélange d’instabilité, d’avidité et d’hypocrisie. L’expérience du changement d’univers social accroît sa méfiance, son désir d’indépendance, son manque d’intérêt pour les relations familiales. Par là, White souligne l’insularité de l’artiste, sur lequel n’ont de prise ni la guerre, ni l’enfance, ni la famille, habituels clichés explicatifs de la psychologie des individus. Au plus, la jeunesse de Duffield le conforte dans son goût de la solitude. L’insularité ne signifie d’ailleurs pas insensibilité ; Duffield est réceptif à certaines images, perméable à quelques instants particuliers, sensible au monde visible. Ce qui le touche, dès l’enfance, c’est ce qui se laisse métamorphoser, via la palette et le pinceau, sur la toile. Le reste ne compte pas vraiment L’œuvre pas plus que la vocation n’ont leurs sources dans les traumas non dépassés de l’enfance ; devant le flot de l’artiste, nul barrage éducatif et psychologique ne tient. Est-ce à dire que le milieu n’a pas d’effet sur la nécessité absolue que représente la vocation ?

L’un des mérites du roman de Patrick White Le Vivisecteur est de dépasser les clichés de la représentation de l’art en littérature pour mettre en récit, avec cruauté, le processus créatif vu de l’intérieur. Prenant à contre-pied des interprétations plus classiques des dilemmes de l’artiste tourmenté, l’écrivain australien montre, sans l’enjoliver, la réalité de la quête expressive, avec ses trivialités, ses écueils et ses réussites. Vecteur souvent inconscient de la transposition de la réalité d’un ordre vers un autre, anti-héros sans maître ni élève, Hurtle Duffield opère le monde par son pinceau. Sa vie est une quête, celle d’un innommé transcendant qui prendra, à sa mort, la forme définitive d’une couleur, d’une lumière, de l’en deçà des mots qu’il aura pourchassé sa vie durant. Ce portrait d’un artiste ne cache rien des douleurs et des misères de l’art, à bonne distance des clichés naïfs que charrie notre époque.