« Je ne capitule pas » : Rhinocéros, d’Eugène Ionesco

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Rhinocéros, Eugène Ionesco, 1959

Une mystérieuse épidémie transforme tous les habitants d’une ville en rhinocéros. Un humble quidam assiste à ces métamorphoses et refuse de s’y soumettre.

George Orwell, dans ses articles comme dans ses romans, use souvent d’une expression, la common decency, cette décence des simples quidams, des individus quelconques, qui opposent une énergie insoupçonnée aux délires intellectuels et politiques des élites totalisantes de leur temps. Ionesco, qui a vécu la montée du péril fasciste dans la Roumanie des Gardes d’Acier d’Antonescu, utilise le théâtre pour faire l’éloge de cette posture des hommes de rien, de ceux qui ne capitulent pas alors que rien en eux ne laissait soupçonner cette force morale. Dans une ville indéterminée, la torpeur d’un dimanche est agitée par le passage successif de deux rhinocéros. Ceux-ci suscitent l’étonnement des personnages, qui commencent rapidement à débattre – avec inanité – pour savoir si les deux animaux sont d’Afrique ou d’Asie, unicorne ou bicorne. Le péril bien léger que représentent ces deux pachydermes, peut-être évadés du zoo, s’insère dans une scène absurde et éloignée des enjeux réels qu’Ionesco s’apprête à évoquer. Le lendemain du passage des deux animaux, alors qu’ils travaillent, les personnages sont dérangés par l’irruption d’un autre de ces périssodactyles. Il s’avère qu’il s’agit d’un de leurs collègues, qui s’est transformé, et que les animaux croisés la veille ne sont pas des bêtes échappées d’un quelconque cirque, mais bien des humains métamorphosés.

Ionesco organise la montée en tension de la pièce : le meilleur ami du personnage principal, malade, se transforme sous les yeux du spectateur en rhinocéros. Petit à petit, les humains disparaissent, partout remplacés par les animaux. Dans l’acte final, la transformation devient de plus en plus intense, jusqu’au final : Béranger, le héros, est le dernier homme. La radio barrit, le téléphone barrit, les rues barrissent. Ne subsistent plus que des rhinocéros. Béranger alors s’interroge : lui qui refusait avec obstination de devenir comme eux, ne doit-il pas essayer? Se transformer?  N’est-il pas un monstre de s’opposer au mouvement? Après une ultime hésitation, son choix se forme, il empoigne sa carabine, dans un appartement envahi de rhinocéros et clame « Je ne capitule pas ». La pièce est une parabole extrêmement puissante de l’esprit du temps : qui peut bien résister à la montée d’un péril? Alors que, dans le premier acte, les personnages présentés comme plus intelligents semblaient comprendre la menace avec une meilleure acuité que le pauvre Béranger, type moyen, un peu déprimé et probablement alcoolique, le spectateur assiste à leurs capitulations successives.

Celui dont personne n’attendait rien, que son ami humiliait pour son inculture et son manque de détermination, finit par s’imposer. La galerie des personnages secondaires est riche : de l’absurde Logicien aux imparables syllogismes à l’homme à la volonté de fer, de l’intellectuel subtil au syndicaliste borné, tous finissent par devenir des rhinocéros. L’amour même ne suffit pas à sauver la petite amie de Béranger. Une alternative tragique s’impose à Béranger et son choix, inattendu mais logique, de résister démontre que seule l’action révèle les hommes. Que la résistance ne se décrète pas. Que l’humble rouage peut s’opposer à la machine. Les rhinocéros ne sont même pas menaçants : leur brutalité simple semble ne pas sous-entendre d’attitude agressive envers Béranger. La pression de leur présence se fait  néanmoins à chaque minute plus forte. Il s’agit de choisir son camp. Et à l’ambiance des années 50, au stalinisme intellectuel et au terrorisme philosophique sartrien, Ionesco oppose le bon sens instinctif. Ils choisissent tous de devenir des rhinocéros, sauf Béranger. Au-delà des références politiques et historiques claires, au fascisme comme au communisme, qu’utilise la pièce – d’ailleurs bien accueillie en R.F.A. – Ionesco en appelle à la dignité et à la liberté.

Quand un contexte, quel qu’il soit, transforme les hommes par l’excitation de leurs mauvais penchants et de leur animalité, composer n’est pas une solution. Quand peu à peu les individus se transforment, sous la pression insidieuse d’un mécanisme panurgien, seul reste humain celui qui résiste. Peu importent ses motivations, peu importent sa culture ou son intelligence, le cri final « je ne capitule pas » signe la profonde humanité de Béranger. Les arguments rationnels, comme les pulsions qui le sont moins n’excusent jamais l’adhésion aveugle. L’homme qui refuse alors que tout conspire à transformer le doute en opposition et l’opposition en crime, l’homme qui ne veut pas suivre le troupeau, ce personnage-là garde sur toutes les philosophies et toutes les religions – le syndicaliste stalinien à la mentalité d’un Torquemada, comme tout bon stal qui se respecte – un avantage moral infini. Béranger, seul, vaut toute l’humanité. Béranger, par sa résistance sans espoir, sauve la vérité humaine contre tous les suiveurs et les calculateurs, les tyrans et les intellectuels.

La réaction instinctive qui commande ce refus de céder, cette négation totale de l’acte de capitulation, est un cri libérateur. Celui que tous les hommes seuls, simples ou cultivés, fragiles ou solides, adressent à la masse. La proclamation, à la face du monde, du libre-arbitre irréfragable de l’homme. L’action révèle l’homme à lui-même. Et Béranger, cet homme fait de tous les hommes vaut mieux qu’eux, pour corriger une phrase de Sartre. L’homme libre ne capitulera pas, même si tous lui disent qu’il a tort. Si la masse n’admet pas Béranger, alors il lui faut, dans un ultime effort, se battre. La pièce s’arrête sur cette proclamation churchilienne, « je ne capitule pas ». La suite importe peu. Qu’il soit vainqueur, ou vaincu, ce qui paraît le plus logique, Béranger a affirmé son libre-arbitre, crié en quatre mots la vérité profonde de l’humanité et racheté par cette phrase désespérée la capitulation de tous les rhinocéros.

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