La critique par l’imitation : Dix perles de culture, de Jacques Laurent

Louvre54

Dix perles de culture, Jacques Laurent, Stock, 1992 (Première éd. 1952)

« Tous [les agents de diffusion de la littérature] ont instinctivement compris que ce qui gêne, que le véritable fardeau dans le commerce littéraire, c’est en fait le texte lui-même, le livre, la littérature ».

Hans-Magnus Enzensberger, Médiocrité et folie, Gallimard, 1991, p. 70

La « rentrée littéraire » ™ le rappelle en ce moment : les suppléments et magazines littéraires ont moins pour objet de contribuer à la vie de l’esprit et à la propagation de textes de qualité que d’inciter à la consommation, impulsive et rapprochée, d’ouvrages récents, et faciliter ainsi la survie à court terme d’un secteur économique spécifique. Par leurs commentaires critiques emphatiques, vagues, souvent complaisants, ils contribuent, en premier lieu, au lancement commercial des œuvres, c’est-à-dire à l’indispensable phase d’amorçage qui crée de l’attention et donne une chance à un texte de trouver un public, à l’offre de toucher la demande. Je ne voudrais pas donner l’impression de disqualifier, d’emblée, et en un seul paragraphe, le travail des chroniqueurs culturels qui officient dans ces organes. Si l’on considère que l’essentiel de leur travail consiste à avertir le public qu’un livre a paru, je ne vois pas de raison de leur reprocher quoi que ce soit. L’erreur consisterait à prendre ces prescripteurs semi-indépendants pour des autorités normatives, susceptibles de disserter gravement du bien, du beau, du grand. Observez un peu leurs articles ; à quelques exceptions près, ils se ressemblent. On dirait qu’ils évitent, le plus souvent, de parler du livre. Le texte est leur ennemi. Un bout de biographie de l’auteur (et l’aussi lassante qu’inévitable photographie d’icelui, photogénique ou pas), un rappel de ses précédents livres, quelques comparaisons permettant au lecteur de repérer le positionnement du livre dans son référentiel culturel (et donc de juger s’il est digne – ou pas – d’être lu), un commentaire assez nébuleux et positif, voilà, l’article est écrit. Cette critique-causerie n’est pas illégitime, à condition de ne pas en attendre plus que ce qu’elle est : une manière d’inciter le client consommateur à se réaliser en tant que consommateur (acte de distinction culturelle et sociale) par la consommation rapide de produits de consommation. De l’autre côté du spectre, se tient la critique universitaire. Celle-ci, avec ses impératifs méthodologiques et scientifiques, installée dans le temps long des siècles, refuse également d’occuper une position complètement normative. Si elle édicte une hiérarchie des valeurs, c’est par le tri préalable qu’elle opère entre les auteurs susceptibles d’être étudiés et les autres ; une fois un auteur jugé digne d’elle, une opération subtile, collective et approfondie d’exploration et d’investigation se produit. Différents chercheurs explorent les facettes de l’œuvre, méticuleux et précis, parfois vétilleux et excessifs, dans une mise à jour de tous les enjeux littéraires, philosophiques, historiques, intellectuels des textes. Le dialogue des chercheurs permet en principe de dépasser l’appréhension souvent univoque (et incomplète) qu’aura un lecteur isolé d’une œuvre. Si la chronique culturelle, pour donner envie de lire un livre, ne doit pas le déflorer, la critique universitaire exige, pour être appréciée, que l’œuvre soit lue, connue et méditée. L’une vise le pas-encore-lu, l’autre dissèque le déjà-lu. Entre les deux, se tient une sorte de critique informée, capable de pointer les qualités particulières d’un auteur ou d’un texte, sans adopter la harassante exhaustivité des universitaires ni la superficialité pressée des chroniqueurs. Son objet demeure le texte, dans la connaissance que tout un chacun peut en prendre. Je pense, par exemple, à En lisant en écrivant de Julien Gracq ou aux Journées de lecture de Roger Nimier. Cette critique porte d’autant mieux qu’elle a du style, de la profondeur et de la pertinence. C’est à ce genre qu’appartient en réalité Dix perles de culture, de Jacques Laurent, paru dans les années 50, republié épisodiquement depuis.

En proposant dix pastiches de dramaturges français du XXe siècle, Jacques Laurent fait bien, en effet, œuvre de critique, mais une critique littéraire légère, amusée, virevoltante, ne se cachant pas d’une certaine sympathie envers les œuvres étudiées. Elle vise moins à l’examen discursif et structuré des qualités d’un texte qu’à leur mise en situation littéraire, suivant certaines règles du jeu communes, fixées dès le départ. La dimension ludique de l’exercice est évidente ; elle ne suffit pas, pourtant, à épuiser l’intérêt de la démarche. Le pastiche, contrairement à la parodie, ne cherche pas à se moquer ou à caricaturer ; en imitant, il montre, dans un espace nécessairement concentré, les différents traits représentatifs des œuvres cibles : registres de langue, mécanismes narratifs, obsessions philosophiques, style, construction des personnages, cadres des intrigues, etc. Il s’agit de toucher au caractère reconnaissable d’un auteur, ce qui le rend unique et fait de son œuvre une Œuvre, cohérente, identifiable, où la main d’un maître s’est appesantie. Si la critique n’est pas un exercice aisé, la critique-pastiche l’est moins encore. Dans La Chine m’inquiète, recueil de pastiches romanesques des années 70, Jean-Louis Curtis, de son propre aveu, avait « raté » Aragon – il s’en ouvrit à Morand, qui en parle dans son Journal Inutile. En revanche, ses textes pastichant Léautaud, de Gaulle et Sarraute touchaient fort juste. Il ne faut pas, à mon avis, blâmer le pasticheur. Les uns avaient toujours plus ou moins eu la même manière quand l’autre, Aragon, se caractérisait, tout de même, par une étonnante variété de styles, par ce polymorphisme, cette absence d’identité intérieure forte qui l’ont rendu insaisissable, surtout à l’imitation. N’est-ce pas la raison de ses successives adhésions au surréalisme et au communisme, de sa relation avec Triolet, aussi ? N’exprimait-il pas par là un besoin de structure, de forme, de rigidité, lui permettant la concentration de son talent artistique, centrifuge, en une étendue plus ramassée, plus cohésive ? Ne serait-il pas possible, alors, de bâtir une critique littéraire approfondie de l’œuvre d’Aragon en partant de cette « inimitabilité » ? Cet exemple, extérieur à l’entreprise de Jacques Laurent, montre, à sa mesure, qu’il est possible de réfléchir sur un texte ou sur une œuvre par une entreprise de création imitative. Elle offre au lecteur les « ficelles » d’une œuvre sans les exposer avec le dogmatisme et l’aplomb d’une critique réflexive. Elle sert les textes par les textes, par leur mise en perspective quintessencielle. Au lecteur de juger si l’entreprise est réussie, si elle saisit les qualités propres d’un écrivain.

Les dix pièces, ou parties de pièces, qui constituent ce recueil permettent à qui connaît les auteurs de retrouver, ramassées en peu de pages, leurs qualités et leurs défauts. Elles ne se contentent pas d’exposer, avec une virtuosité un peu vaine, les traits caractéristiques de ces écrivains. Chaque pièce (ou acte de pièce) a un intérêt littéraire et dramaturgique : une intrigue, des personnages, une action. La règle, à laquelle s’est tenu Jacques Laurent, était de ne recourir qu’à quatre personnages, diversement vêtus (robe blanche, uniforme de chevau-léger, short et habit sévère), et qu’il retentisse, à un moment de la pièce, une sirène de pompiers. Concrétisé, ce petit jeu s’apparente à une signature. Laurent avait choisi des auteurs célèbres de l’époque, pour la plupart encore bien connus de nos jours : Giraudoux, Sartre, Audiberti, Montherlant, Claudel, Mauriac, Cocteau, Anouilh, Camus, Guitry et Simonin. Toutes les pièces sont bâties en suffisamment de pages pour proposer un développement autonome. Le lecteur retrouve successivement la préciosité affectée et divertissante de Giraudoux, le mélange des genres sartrien, entre intrigue américaine, goût populo et questionnements philosophiques, l’inventivité verbale et la manie de l’absurde d’Audiberti, la gravité hautaine et misogyne de Montherlant, le verbe claudélien, le climat méphitique et faisandé de la bourgeoisie viticole bordelaise de Mauriac, la fantaisie inventive et narcissique de Cocteau, les drames et déchirements éthiques de Camus, la noirceur vaudevillesque d’Anouilh, la gouaille argotique de Simonin, etc. Comme cet inventaire hâtif le laisse supposer, le pastiche occupe deux terrains principaux : le fond et la forme, ou, pour le dire autrement, l’intrigue et le style.

La pièce de Giraudoux, La rose Béjardel, met en scène, par exemple, un Président du conseil en délicatesse face à l’opinion publique du fait de la publication d’inquiétantes statistiques sanitaires. Cette pièce politique oscille entre le drame et la comédie ; le style maniéré de l’auteur, par son éloquence fleurie et divertissante, allège la pièce et lui donne la fraîcheur giralducienne, sa touche, un peu éventée de nos jours, « IIIe République » (comme il existe un style Louis XV). Jacques Laurent change de clavier pour pasticher Sartre : Le coup de tête montre un photographe spécialisé dans les productions érotiques et scabreuses, occupé de finir sa séance avec une jeune modèle nue et le fort des Halles qui lui sert d’étalon. Survient, furieux, le compagnon de la jeune femme. Le vulgaire vaudeville populiste se change alors en drame philosophique : qu’est ce que la jalousie ? En quoi consiste l’attachement qu’éprouve un être pour un autre ? Quels choix s’offrent à un homme qui se croit trompé ? Un individu qui se croit libre de se venger peut-il retarder l’exécution de son acte ? L’explication nourrit-elle ou épuise-t-elle l’acte de vengeance ? L’acte peut-il consumer la haine vengeresse ? Et ces questionnements surgissent entre deux piques contre les « salauds » de la bourgeoisie, tic sartrien s’il en est. Dans Le Démon Vauvert d’Audiberti, Laurent met en scène un inextricable drame existentiel, délicieusement absurde. Un inspecteur de la police surgit chez deux quidams (eux-mêmes pris dans une extravagante tentative de thérapie psychanalytique) ; un assassin va frapper chez eux à coup sûr, et, comme personne ne connaît son mode opératoire, la police vient l’attendre ici, en lui dressant un piège. Le tueur, dit « le Démon vauvert », arrive : ce tueur en série existentialiste, professeur de désespérance, va conduire au suicide ses trois interlocuteurs. Le thème est grave, mais le traitement, avec une verve et une inventivité audibertienne, situe délibérément la pièce dans le registre irréel de la parabole grinçante qu’appréciait tant cet auteur.

Service compris, de Montherlant et L’épine du pied de Claudel touchent plus juste encore. Dans Service compris (aimable rappel de Service inutile), un roi ibérique détrôné, en exil, doit prendre une décision : lui faut-il retourner personnellement auprès des rebelles qui tiennent le maquis de son ancien royaume ? Laisser aller son épouse le représenter là-bas ? Abandonner la partie ? Est-il trahi ? Souhaite-t-il être trahi ? Qui doit-il sacrifier ? Autour de ces dilemmes se jouent les habituels questionnements des pièces de Montherlant : le refus hautain de déchoir, le désir complaisant et mortifère de tragédie, la posture iconoclaste contre le monde tel qu’il va, le dédain envers les choses communes, la hargne misogyne, le plaisir de la destruction, etc. On songe à La Reine morte ou au Maître de Santiago, même si la nécessité de resserrer l’action sur quelques pages accentue parfois le pastiche jusqu’à frôler la parodie – la concentration de tant de traits distinctifs de la provocation « à la Montherlant » finit par arracher de francs sourires au lecteur. Dans L’épine du pied, le lecteur découvre un drame parfaitement claudélien. Pierre de Mauchaussée (qui rappelle le Turelure de la trilogie des Coûfontaine) doit accueillir Caulaincourt, à la veille de la campagne de Russie. Il veut le convaincre de lui acheter des milliers de fourrures, en prévisions de l’hiver moscovite. Hélas, ni Pierre ni son épouse (qui partage bien des traits avec les héroïnes les plus connues de Claudel, Violaine ou Sygne par exemple) ne parviennent à le convaincre, fasciné qu’il est par le défilé impérial devant le château des Mauchaussée. Il est frappant d’observer comme Laurent parvient à retrouver la scansion claudélienne, ces versets, souvent itératifs, en prose poétique non métrique, qui ravinent la pièce et lui donnent cette allure à la fois mystique et primitive, alternant sainte élévation et prosaïsme positif. Les monologues de la jeune Vesprée suscitent le même léger ennui que les quelques longueurs des grandes pièces claudéliennes. Les héros de Montherlant cherchaient la tragédie, l’invoquaient pour être dignes de la conception qu’ils avaient d’eux-mêmes ; ceux de Claudel vivaient la tragédie, la subissaient d’abord avant de l’accepter pleinement par un sursaut sacrificiel. Il est frappant de constater que Jacques Laurent ne s’est pas contenté d’imiter deux styles reconnaissables ; il est entré dans leur art suffisamment pour donner à leurs personnages un air de ressemblance troublant avec certains des héros originels des deux artistes. C’est la finesse et l’intelligence d’un recueil comme celui-ci de ne pas se contenter de susciter l’amusement connivent du lecteur mais de lui indiquer, l’air de rien, quelque trait plus fondamental de l’art d’un maître.

Le drame familial de Mauriac, Le souffle au cœur, montre une famille bourgeoise, en apparence unie, se divisant sous l’effet de l’expression des désirs charnels inassouvis des uns et des autres. Entre ciel de l’âme et boue des corps, c’est à une dramaturgie de pulsions inabouties que nous convie Laurent pastichant Mauriac. Le sens des convenances bourgeoises s’écaille quand s’exprime, à sa manière, l’inexprimable. L’homme doit choisir entre la liberté de la grâce et celle du péché, alors qu’il est, en profondeur, la victime de l’irréfragable attraction de la matière pour la seconde. Le drame de l’homme mauriacien tient peut-être dans cette liberté viciée. Chez Camus revisité par Jacques Laurent, dans La Balance, le drame se tient à un autre niveau : entre la loi de la société et l’éthique du cœur, entre le règne du droit et celui de la justice. Un fonctionnaire des impôts doit décider s’il empêche les huissiers de saisir les avoirs d’un antiquaire. S’il le fait, comme l’y invite la maîtresse de celui-ci, il viole sa conscience professionnelle et son code éthique ; s’il s’y refuse, les amants se suicident. Deux impératifs catégoriques entrent en conflit. Dans une situation aussi inextricable, le fonctionnaire choisira de les concilier en séparant ses décisions d’agent public (sujet respectueux de l’ordre collectif) et d’être humain (homme éthique opérant un sacrifice soutenable et juste pour le bien d’autrui). Ne retrouve-t-on pas là une forme camusienne de mise en scène d’enjeux éthiques ? Je connais moins bien les pièces de Cocteau, Anouilh et Guitry pour juger de la pertinence de ces pastiches-là (les dessins qui accompagnent le pastiche de Cocteau sont réussis). Néanmoins, à l’aune des précédents, je les crois justes. Si ce recueil a un mérite, c’est bien de redonner une place centrale, dans l’acte critique, à l’écrit. À une époque où le discours sur la littérature, comme le souligna en son temps M. Enzensberger cité en exergue de cette note, évite trop souvent les textes pour évoquer des thématiques connexes, comme la vie de l’auteur ou l’état de questions sociales, le recueil de Jacques Laurent constitue, au contraire, une invitation au voyage textuel. S’ils exigent une certaine collaboration bienveillante du lecteur, ces pastiches exposent, de manière divertissante, fine et aiguë, les manières et les préférences de grands artistes du théâtre français. Après ces exercices de critique appliquée, se fait jour un impérieux désir de relire ces auteurs, l’esprit mieux averti de leurs singularités, la leçon du critique bien retenue, l’œil mieux ouvert et le cœur plus à l’écoute.

 

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L’armure vide : La Reine morte, d’Henry de Montherlant

soulages vitraux

La Reine morte, Henry de Montherlant, 1942

« Vendo estas namoradas estranhezas / O velho pai sesudo, que respeita / O murmurar do povo e a fantasia / Do filho, que casar-se não queria, / Tirar Inês ao mundo determina, / Por lhe tirar o filho que tem preso / Crendo co sangue sò da morte indina / Matar do firme amor o fogo aceso » Camões, Les Lusiades III-122/123

« Témoin de cette étrange passion et du caprice d’un fils rebelle à toute union, son vieux père, homme sage et attentif aux murmures du peuple, résout d’ôter Inès au monde, pour lui ôter son fils qu’elle retient captif ; il pense que seul le sang répandu par un meurtre indigne pourra éteindre l’ardent brasier de ce fidèle amour. » (trad. Roger Bismut)

Écrite à partir d’une pièce espagnole de Lope de Vega, elle-même inspirée d’événements réels, La Reine morte marque, sous l’Occupation, le véritable commencement de la carrière théâtrale d’Henry de Montherlant. Le style hautain et sombre de l’écrivain, qui n’est pas, selon moi, sans influence sur la maigre survie posthume de son œuvre, épouse parfaitement la thématique de la pièce. Le roi du Portugal, Ferrante, apprend, à la veille de marier son fils, Pedro, à une Infante de Navarre que celui-ci a noué une relation amoureuse avec une jeune femme, fille naturelle d’un Grand, Inès de Castro. Le roi Ferrante essaie de convaincre son fils qu’il doit céder à la raison d’État, puis il cherche à persuader Inès d’abandonner son amant. Il découvre alors qu’Inès et Pedro se sont épousés en secret ; après un long conciliabule avec elle, devant l’obstination des amants, il ordonne l’exécution de la jeune femme. La légende d’Inès de Castro est l’un des épisodes les plus connus de l’histoire du Portugal médiéval. Une scène, peut-être légendaire – et néanmoins frappante – me vient immédiatement à l’esprit à l’évocation de cette aventure :  Pierre, devenu roi, pour se venger de ceux qui ont commandité l’exécution de son amante, ordonne que soit déterrée Inès, fait revêtir à son cadavre la tenue royale, l’assied à ses côtés et contraint les grands du royaume à lui baiser la main (un tableau, de Pierre-Charles Comte (1849), exposé au musée des Beaux-Arts de Lyon, illustre cette scène, absente de la pièce de Montherlant). Que Pierre fût appelé « le Cruel » n’étonne guère après cela.

La Reine morte s’éloigne assez des données historiques : le père de Pedro / Pierre s’appelait en réalité Alphonse IV et non Ferrante, Inès de Castro, loin d’être la fille naturelle d’un grand, appartenait à une puissante famille castillane dont certains Portugais craignaient, à juste titre, l’influence sur la cour, elle avait déjà eu trois enfants de Pierre lors de son exécution, etc. Qu’importe ! La littérature n’existe pas pour illustrer par des vignettes fidèles la leçon de l’histoire. Elle n’est qu’un terreau, fertile, sur lequel poussent les plantes étranges et fulgurantes du génie littéraire. Resserrée autour du conflit entre un vieux roi acariâtre, d’une sombre grandeur, et deux amants un peu fades, la pièce de Montherlant perd en fidélité historique ce qu’elle gagne en universalité. Notre époque, je crois, ne peut plus goûter Montherlant sans ressentir un fort sentiment d’amertume, trop puissant pour son tendre palais : il y a, dans cette prose, de puissants dissolvants de l’optimisme et du sentimentalisme contemporains ; ses solutions, aux considérations si profondément inactuelles, ne pourront bientôt plus être comprises. Que dire de pères déçus qui, comme Ferrante, renient, dédaigneux, leurs enfants à une époque où tout parent doit s’esbaudir de la moindre souillure de sa progéniture ? Que penser de personnages qui préfèrent les honneurs de la mort au déshonneur de la vie ? Qu’admirer de caractères qui refusent, assombris, les fausses joies de l’existence, et réfutent, sans pitié, les illusions du discours commun ? Le stoïcisme hautain de Montherlant, peut-être outré dès l’origine, nous paraît d’autant plus enflé que notre temps navigue loin de lui ; nous sommes si peu accoutumés à la morgue et au mépris du monde que ceux-ci, chez lui, nous semblent sonner faux. C’est, je pense, l’écueil principal que nous rencontrons devant le théâtre de Montherlant, ce sentiment qu’à un octave près, ses œuvres joueraient bien plus juste. Lorsque je me surprends à en admirer une obscure beauté, une voix, en moi, me soupçonne presque d’avoir mauvais goût et de confondre le clinquant et le brillant. Suis-je le naïf de faux-semblants ? Je lui crois, malgré tout, une réelle valeur, une force, antagonique de notre époque, et, pour cela, bienvenue.

Comme Le maître de Santiago, à qui il ressemble dans la hautaine manifestation de son dédain, le roi Ferrante – personnage suréminent de la pièce – exprime le refus de la vie. « Bouche d’ombre » (les mots sont de la postface de Montherlant), Ferrante incarne la tentation du mal ; contrairement à Alphonse IV, il ne fait pas exécuter Inès pour des motifs politiques ; il considère même, seul face à lui-même, cet acte, qu’il assume pourtant, comme « inutile » et « funeste ». Mû par une volonté mortifère, envers laquelle il nourrit la plus extrême complaisance, Ferrante s’est trop exposé devant Inès lors du troisième acte. Il a livré de lui de noirs secrets, dans une frénésie d’auto-dénigrement. D’avoir assisté à cette confession ultime, la jeune femme doit le payer de sa vie. Ferrante, principe de mort, désir de mort, accuse Inès : « Vous aussi, vous faites partie de toutes ces choses qui veulent continuer, continuer… Vous aussi, comme moi, vous êtes malade : votre maladie à vous est l’espérance. Vous mériteriez que Dieu vous envoie une terrible épreuve, qui ruine enfin votre folle candeur, de sorte qu’une fois au moins vous voyiez ce qui est. » Ce cri de noire lucidité, c’est tout le désespoir du vieillard, abandonné à sa pente finale, condamnant la vie pour elle-même. Ferrante admet néanmoins, à demi-mot, sa propre maladie, exactement l’inverse de celle d’Inès : elle veut donner l’amour, donner la vie, la préserver ; lui veut achever, conclure, terminer car de sens, l’univers est privé. Son extrême lucidité marque sa désespérance ; le mal premier, le sien, c’est de désespérer de soi et d’étendre ce constat à l’univers. L’affaire du mariage de Pierre et de l’Infante n’est qu’un déclencheur, celui de la folie d’un homme, Ferrante, contre lui-même et ce qui l’entoure. La force de la pièce de Montherlant ne réside pas, à mon sens, dans le développement historique, ni même dans la tragédie d’Inès, personnage aussi solaire que Ferrante est obscur ; non, la force de la Reine Morte est toute entière portée par Ferrante, la bouche presque démoniaque par laquelle passe non la tentation, principe positif parce qu’actif, désirant, mais le dégoût, principe négatif, rejet de tout désir, de toute vie. Quelques scènes auparavant, il l’a dit, amèrement, de son œuvre, de l’œuvre de sa vie, ne restera « qu’un portrait, parmi douze autres, à l’Armeria de Coïmbre, le portrait d’un homme dont les gens qui viendront seront incapables de citer un seul acte, et dont ils penseront sans plus, en regardant ce portrait « Celui-là à un nez plus long que les autres » ». Des décennies de pouvoir s’évanouissent en un instant, et ne reste, incompréhensible, abandonné aux bêtes conclusions de lointains successeurs qu’un fragment absurde de soi. Ferrante se dit « roi de douleur » ; son âme, pourrie, exsude la mort morale de l’homme, le dégoût de soi. Le monde ne s’arrêtera pas à la mort de ce vieillard ; seul à devoir abandonner la partie, il lui faut la dénigrer, la briser, la noircir ; il tire avec lui, dans la tombe, la jeune Inès. Sa punition symbolique ferme, dans le silence, la pièce. La scène finale, dans laquelle le cadavre de Ferrante, mort subitement, est abandonné par ses propres serviteurs, qui se réunissent autour de celui de la pauvre Inès, assassinée, symbolise, sans un mot, une forme de jugement moral de la postérité. Les hommes se rassemblent pour rendre hommage au principe de vie, injustement assassiné et ignorent le principe de mort, Ferrante, qu’ils abandonnent, sur le côté de la scène, au néant, ce néant qu’il a porté en lui toute la pièce durant.

Ferrante n’incarne pas seulement l’ombre ; il incarne le combat de celle-ci contre la lumière. Il serait faux d’estimer que le vieux roi ne joue qu’un rôle négatif, pure antithèse de la lumineuse Inès. Lui-même hésite, tergiverse, cède à ses propres tentations, au désespoir comme au crime. Le roi, après avoir découvert au premier acte la relation entre Pierre et Inès, apprend, au troisième, qu’ils ne sont pas seulement amants mais époux : il peste contre cet « enrageant obstacle que celui des êtres ». Ressentant qu’il ne « reste plus rien de lui », qu’il ne « subsiste plus », se comparant à une « armure vide » qui continue de frapper, maître des destinées qui l’entourent pour un temps de plus en plus court, « faible, moralement et physiquement », le roi exprime pourtant des doutes qui contredisent quelque peu ses affirmations. Ainsi, à ses conseillers qui réclament la tête de tel ou tel fautif, il répond « j’ai remarqué que l’on tue presque toujours trop tôt ». De la bouche d’ombre émane encore quelques rayons de lumière. Ferrante exprime, lui-même, un tissu de contradictions presque insolubles, trop lourdes pour lui : chaque décision, incertaine, ne reflète qu’un temps limité de conscience, dans lequel la balance morale peut pencher d’un côté ou de l’autre. Lorsqu’il commande l’assassinat d’Inès, sa décision, née de la victoire de son désespoir sur sa mollesse, cristallise un instant de conscience, exprime une certaine tendance qui n’englobe pas toute sa personnalité. Je ne crois pas que Ferrante soit seulement la manifestation du mal ; il incarne le conflit moral sur son terrain le plus pentu : vieillesse, folie, désespoir. Inès n’est-elle pas surtout éliminée parce qu’elle a assisté au dilemme moral du roi ? Elle a été l’interlocutrice de Ferrante au moment où celui-ci devait choisir entre l’indulgence et la cruauté, et défendre ce choix. C’est ce que soupçonne, par une juste prémonition, à l’Acte II, l’Infante de Navarre, qui veut emmener Inès avec elle, loin du Portugal, pour lui épargner d’assister à l’exercice délibératif du pouvoir royal et de devenir, à son corps défendant, parce qu’elle est passée, inconsciente, derrière le rideau du pouvoir, une cible politique. Parce qu’elle a vu Ferrante admettre qu’il n’était plus dans son armure de fer, qu’il était indifférent à tout, quand il n’était pas hostile au monde, elle doit périr. Comment un roi pourrait-il laisser en vie le témoin d’une telle profession de non-foi : « Je dois aussi chercher à faire croire que je sens encore quelque chose, alors que je ne sens plus rien. Le monde ne fait plus que m’effleurer. Et c’est justice, car je m’aperçois que, toute ma vie, je n’ai fait qu’effleurer le monde. » Le vieillard fatigué, rassasié de tout, lance alors un retentissant « que m’importe ! » ; Inès, pour qui au contraire, tout importe, contredit Ferrante et va jusqu’à l’aveu crucial, celui de sa grossesse. Ferrante se reprend et lui reproche cette habileté, cet appel à la pitié et à l’espérance que représente le sang nouveau. Le roi, qui errait parmi les ombres de son désespoir, se ranime dans un dernier sursaut de cruauté. Pour avoir assisté à « un instant de faiblesse », pour avoir joué la corde de l’avenir alors que le roi n’aspirait qu’à la mort, Inès scelle sa destinée. Ferrante évite ainsi, également, la naissance d’un bâtard – raison d’État qui couvrira d’un voile rationnel la volupté obscure du crime commis.

À côté de ce personnage, il faut bien reconnaître que les deux amants, Pedro et Inès, sont bien ternes. Inès a l’excuse du bonheur, de la lumière ; elle n’est faible que parce que le bonheur est, dans cette pièce, une faiblesse et que le halo de noirceur de Ferrante éblouit plus que le chaud scintillement d’Inès. Pedro est un lâche, velléitaire et craintif ; il laisse à Inès le douloureux soin des aveux devant le roi. Le seul personnage qui ait un peu de densité est l’Infante de Navarre, aussi ardente et hautaine que Ferrante, tendue vers la domination et l’exercice du pouvoir. Elle figure le seul principe actif de la pièce, ou peu s’en faut, contre la passivité hésitante et sombre du roi, contre la passivité molle et lâche du prince héritier, contre la passivité lumineuse et positive d’Inès. Sa première intervention lance la tragédie – puisqu’elle apprend à Ferrante que Pedro a une maîtresse – sa seconde la scelle – puisque Inès refuse de la suivre en Navarre et accepte ainsi, sans y croire, l’édit du destin. Ferrante reconnaît en elle une femme d’État, une femme de valeur, qui eût pu lui succéder brillamment. Je crois qu’elle seule aurait pu, par sa force et sa détermination, arrêter la course de la tragédie.

« Des lumières ! Rien ici ne s’est passé dans l’ombre ! ». Ces mots, qui expriment les contradictions de Ferrante, figurent parmi ses dernières paroles. C’est à un jeu de lumière et d’ombre, duquel cette dernière a triomphé, que le spectateur a assisté. La pièce de Montherlant n’illustre pas l’histoire : ici, Pierre n’est pas cruel, mais veule ; Inès est innocente, politiquement et moralement ; l’histoire des amants empêchés n’est qu’un prétexte ; toute la tragédie morale de l’homme et de son pouvoir est portée par Ferrante, le personnage fictif. Il incarne, dans toute sa complexité, la tentation du mal, non comme pur principe de nuisance, mais comme alliage de dégoût de soi, de refus et de négativité. Il n’est point besoin de connaître l’histoire du Portugal pour apprécier cette pièce qui prétend, par sa gravité et sa hauteur, au rang mérité de classique du théâtre français. Hélas, pour Montherlant, je crois que les tonalités profondes de son œuvre ne sont plus guère audibles par le public contemporain qui n’en verra guère que les excès.