Un Goethe fantaisiste : Le Triomphe de la sensibilité

Fragonard, La Déclaration d'amour (1771)

Fragonard, La Déclaration d’amour (1771)

 

Le Triomphe de la sensibilité, Johann Wolfgang von Goethe, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988 (trad. Jacques Decour) (première représentation 1778)

Les reliures des volumes de la « Pléiade » sont, chacun le sait, colorées par siècle. Le XVIIe est rouge vénitien, le XVIIIe bleu, le XIXe vert émeraude. Pour la plupart des auteurs, cette classification séculaire est aisée. Racine et La Fontaine sont publiés vêtus de rouge, Diderot et Voltaire de bleu, Hugo et Baudelaire de vert, chaque siècle a ses auteurs, chaque auteur son siècle. Ce principe clair et intangible souffre néanmoins quelque peu lorsque des auteurs – ils sont assez rares – franchissent la césure du siècle et s’étendent à parts plus ou moins égales des deux côtés de celle-ci. Gallimard opère alors des choix, parfois étonnants. Que le dernier tome des Nouvelles complètes de Henry James figure sous reliure verte, alors que la majorité des textes qui y figurent date du XXe siècle n’est pas sans logique. James est un écrivain d’avant la naissance réelle du siècle, d’avant 1914. Et puis un auteur n’est jamais publié sous deux couleurs différentes, même quand son œuvre dépasse le terme de son siècle de naissance. On s’étonne plus, peut-être que Jane Austen, dont les six romans ont été publiés entre 1811 et 1820, soit publiée comme un auteur du XVIIIe. Goethe, à l’inverse, est considéré comme un auteur du XIXe, lui qui a vécu 51 ans au XVIIIe et 32 au XIXe. Si Faust, peut-être, emporte ce classement, je rappellerai que Werther et Wilhelm Meister, comme une partie des poésies et presque tout son théâtre datent d’avant 1800. Les pièces de Goethe – Faust, inclassable, excepté – ont bien des attraits du XVIIIe : l’ambiance, l’élégance, l’humour, la sécheresse désinvolte. Les cinq grandes pièces (Goetz de Berlichingen, Iphigénie en Tauride, Egmont, Torquato Tasso, Faust) apparaissent certes moins dépendantes que les autres de l’air du temps sous l’influence duquel elles furent composées. Elles ont l’intemporalité des chefs-d’œuvre. Les petites pièces de circonstance, écrites en quelques jours ou en quelques semaines dans les années 1770 ou 1780, présentent en revanche une légèreté et une gaieté remarquables ; elles se saisissent des modes et des habitudes de leur époque ; elles sont l’expression, souvent moqueuse, d’un temps. Sont-elles datées ? Oui. Présentent-elles un intérêt ? Pas toutes (mais c’est le cas des pièces mineures de presque tous les grands créateurs, de Corneille à Pirandello). Néanmoins leur lecture anime la vieille statue de Goethe d’une vie et d’une joie insoupçonnables à qui ne se fie qu’aux réputations vagues et aux définitions des dictionnaires.

Le Triomphe de la sensibilité relève parfaitement, à mon sens, de cette gaieté dix-huitiémiste malicieuse. Un autre Goethe s’y fait jour, assez éloigné de sa légende, qu’elle soit née du pinceau de Winckelmann ou de la plume fidèle d’Eckermann. Le lecteur y découvre là l’écrivain de trente ans, un peu courtisan, déjà célèbre mais pas encore statufié, pas encore transformé par l’Italie, pas encore « schillérisé » (l’influence de Schiller sur Goethe se limite aux années 1793-1805 ; on sait toute l’importance que ses conseils eurent dans la longue composition du Wilhelm Meister). Écrite en quelques semaines, pour être jouée par Goethe et ses amis à la cour de Weimar, cette pièce se livre à une plaisante et étonnante critique de son époque. Goethe caricaturiste saisit avec beaucoup de justesse les défauts de son temps, les modes qui rythment et articulent le style de vie aristocratique, même dans la provinciale Weimar. Le poète se moque en effet du sentimentalisme rousseauiste autant que du werthérisme, son propre enfant, né dans les milieux cultivés de la parution, quelques années plus tôt, des Souffrances du jeune Werther (1774). Le Triomphe de la sensibilité est une comédie de fantaisie, excellente dans son genre, la tendre raillerie des travers de ses contemporains. Dans un royaume imaginaire, le souverain Andrason craint de perdre l’amour de sa jeune épouse, Mandandane. Celle-ci s’est en effet entichée d’un jeune et beau prince, Oronaro, dont l’attrait tient précisément à son werthérisme, à sa sensibilité exaltée et larmoyante, à son sentimentalisme de « promeneur solitaire », à ses lectures de jeune homme éploré, bref, à ce qu’il est à la mode. Il séduit la jeune femme en incarnant à ses yeux l’esprit d’une époque. L’exotisme apparent de ce royaume de fiction ne dissimulait pas, en effet, son actualité, revendiquée par de multiples clins d’œil. Ainsi, dans une très jolie scène, les personnages secondaires de la pièce vident-ils la bibliothèque de voyage du prince. Qu’y trouvent-ils ? Les auteurs à la mode, de Rousseau à Goethe lui-même ; les commentaires amusés d’Andrason et de ses comparses n’épargnent pas même leur créateur, qui s’adresse là un gentil coup de griffe autocritique. Oronaro, en jeune homme bien né, fort au courant des modes intellectuelles, fait mine d’exprimer les mêmes sentiments que ses héros de papier préférés ; ce qui était, dans les livres, restitution artistique et sensible des émois du cœur et de l’âme est calcifié par l’interprétation qu’en tire le jeune prince, émule sans autonomie, disciple sans liberté. Les fins connaisseurs de Goethe lisent là un portrait de Lenz, dont les outrances personnelles et absurdes amusaient alors la cour de Saxe-Weimar – ce n’était pas encore le Lenz immortalisé par le texte romantique de Büchner en 1835.

D’incompréhensibles prophéties ouvrent et animent l’intrigue ; elles annoncent, sur un ton de faux mystère, la caricature à venir. Au-delà de l’ambiance légère et amusée, le personnage d’Oronaro constitue probablement le principal intérêt de la pièce. Il incarne tous les défauts d’une certaine posture affectée, composée avec une immense complaisance, celle du jeune homme souffrant et sentimental, ce sensible triomphant qu’annonce, non sans ironie, le titre de l’œuvre. Byron n’est pas encore que la jeunesse se berce déjà du mythe troublant des destinées tragiques. Les tourments du prince sont comiques parce qu’ils ne sont pas sincères et que nul, sinon lui, n’en est dupe ; outrés, ils sont tirés d’une littérature de fiction qui perd toute sa force d’être transposée telle quelle dans la vie. Comme Don Quichotte s’imaginant revivre un âge de chevalerie qui n’a jamais eu lieu, puisque littéraire, Oronaro pense éprouver au fond de lui des sentiments réels et insolites, quand ils ne sont qu’artifices et duperies. Toute la tâche du personnage d’Andrason consistera à montrer à Mandandane qu’elle se trompe sur ses propres doutes et sentiments. Énoncés, en harmonie avec l’affectation d’Oronaro, par le beau et surprenant jeu poétique du quatrième acte, ils entrent en conflit avec la matière comique de la pièce. Cet épisode discordant et lyrique montre au roi la gravité de la situation, la disponibilité mentale de son épouse à la séduction du jeune homme. Il lui faut dévoiler la fausseté fondamentale du prince, dissiper sa charge de fascination. Il y parviendra. Oronaro figure un personnage trop fondamentalement insincère, même dans son amour du vrai, pour l’en empêcher. Aime-t-il la nature ? Oui, affirme son chambellan, Merculo, il l’aime tellement qu’il préfère ne pas la voir vivante et putrescible, il la veut parfaite, fictionnelle, figée. Il voyage donc entouré de massives reproductions artistiques, illustrant toutes avec exactitude son idée de la nature. Ainsi le panorama qui s’offre à lui en voyage et au repos, planté autour de lui par ses serviteurs, est-il une nature parfaite et non la nature réelle, malsonnante, malodorante, désagréable. Son amour de la nature, délicat et étudié, ne souffre aucun défaut, aucune incertitude. Il préfère s’extasier devant un artifice parfait que d’accepter les incohérences, les lacunes et les tares du monde réel. Ce décor, monté par les serviteurs du prince devant les regards amusés d’Andrason ou des spectateurs, Merculo insiste pour l’appeler plutôt, amusant oxymore, « nature artificielle ». C’est là une « nature de voyage », avec sa petite tonnelle et ses toiles arborées. Le dramaturge exprime (entre autres) les ambiguïtés d’époque d’une sensibilité nobiliaire déchirée entre son désir d’authenticité et l’artificialité fondamentale de son environnement – on songe à Marie-Antoinette jouant à la bergère dans le décor du Hameau de la Reine (construit quelques années après la pièce). Goethe a parfaitement saisi la tendance profonde de son temps – le désir de retour à la nature – et son contrepoint hypocrite – la nature doit être telle que l’imagination bucolique la dépeint, telle que Fragonard la représente, un délicat assemblage de couleurs où se divertir et folâtrer.

Cette fuite en avant amuse d’autant plus quand se révèle l’argument principal de la pièce, habilement annoncé par une énigmatique et poétique prophétie, l’amour que le prince porte à une poupée de paille, pieusement transportée dans sa caisse, déballée à chaque station et adorée avec force révérences par son maître. Quand la belle Mandandane prendra sa place, dans un de ces jeux déguisés chers au théâtre d’époque, quiproquo savoureux dont l’issue conclura la pièce, le prince sentira en lui s’estomper son affection et son amour. Le spectateur saisit, aussi vite que la reine, le grotesque de la situation. À la vraie figure, vivante, Oronaro préfère l’incarnation figée et morte, son cher mannequin bourré de paille, qu’il retrouve à la fin de sa pièce, tout heureux, épanoui par le simple compagnonnage de son immobile épouvantail. Tout finit bien : le roi retrouve sa reine et le prince sa poupée. Oronaro n’aime pas la vie, il aime sa représentation, ce figement que l’art, proclamant son désir de vraisemblance, impose à la réalité. Ses discours sur la nature ne sont qu’artifice. Intoxiqué de mots, de subtilités décoratives et d’objets factices, coupé de ses propres sentiments à force de les composer, il vit dans un monde virtuel, un décorum à sa mesure, un fantasme. Cet art de la forme figée suffit à son bonheur, malgré le dessèchement de la sensibilité qu’il impose ; ce « triomphe » s’apparente donc plutôt à une défaite ; ce n’est en effet pas un mince paradoxe pour un fanatique de la vie naturelle que de ne révérer que l’artifice. Peut-être est-il possible de lire dans cet aimable divertissement de 1778 quelque chose de très actuel, cette lutte que se livrent réel et virtuel, et, derrière eux, le monde et sa représentation. Combien d’Oronaros préfèrent l’univers ouaté de leurs rêves évasifs à l’amère âpreté du monde ? Si le Quichotte, auquel j’ai comparé le prince, avait pour lui sa sincérité touchante et drolatique, Oronaro frôle en revanche la bouffonnerie. Ainsi quand, en bon werthérien, il réclame à Merculo, avant de se retirer pour la nuit, ses pistolets chargés, Merculo lui répond qu’ils sont prêts mais l’implore de ne pas se tuer, ce à quoi le Prince répond d’un « Sois tranquille ! » qui révèle, en deux mots, l’étendue de sa fausseté. Sa fuite dans l’artifice n’est-elle pas au fond qu’un aimable jeu de plus, une juvénile affectation ? Tout ceci ne serait alors qu’un rôle de plus, une pantomime destinée à impressionner le monde et à construire une image d’homme à la page, très averti de l’état précis de la sensibilité aristocratique européenne.

La pièce comporte, en dehors de ces deux principaux points, bien d’autres détails plaisants, comme ce dialogue, à la fin du cinquième acte entre Andrason et une des servantes. Les deux personnages débattent de la possibilité de proposer au public un sixième acte, brisant là le mur en principe infranchissable entre la scène et le parterre. Ce public n’ira-t-il pas croire qu’on se moque de lui ? demande en substance le roi. C’est déjà le cas, répond Sara, ne sommes-nous pas en train de le caricaturer ? Et les deux personnages de s’accorder tant sur le sens de la pièce que sur le principe d’interpréter cet acte supplémentaire et final. Ces pièces, jouées devant la cour de Weimar, pouvaient, par leur audience limitée, présenter ces petites transgressions, tant le public et les acteurs nourrissaient de connivences mutuelles. À d’autres endroits, Goethe, qui ne prenait pas son texte tout à fait au sérieux, offre à sa troupe bien des libertés. Il n’hésite pas, en effet, à laisser des plages entières d’improvisation à ses acteurs – dont il faisait alors partie – par des didascalies spécifiques. Cette pièce, maintenant immortalisée sur un papier bible, figée sur son piédestal, « empléiadisée » est avant tout un divertissement d’époque sans prétention (mais non sans profondeur), un jeu dix-huitiémiste, plaisant à lire, à mettre en scène et à interpréter. Le quatrième acte, pièce dans la pièce d’un tout autre ton, donne même une profondeur poétique particulière à l’ensemble. À une époque où les frontières entre les genres étaient plus rigides, cette faute de ton avait déçu. À la nôtre, elle surprend positivement par sa liberté et son astuce. De Goethe, la postérité a retenu bien des traits : dramaturge néo-classique d’Iphigénie et refondateur génial du mythe de Faust ; père des deux géants du roman allemand d’avant 1850, Werther et Wilhelm Meister ; causeur brillant ; poète immense et fécond ; esprit universel. Elle n’a en revanche, et à tort, guère retenu son indéniable vivacité, son humour, sa fantaisie, qui percent, avec plus ou moins d’efficacité dans la plupart de ses pièces de jeunesse jusqu’à atteindre dans Le Triomphe de la sensibilité leur plénitude capricieuse et baroquisante.

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Au centre d’un rayonnement : L’Incendie du théâtre de Weimar, de Jean-Yves Masson

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Quatrième et avant-dernière « note succincte » de la semaine.

 

L’Incendie du théâtre de Weimar, Jean-Yves Masson, Verdier, 2014

« Il est des lieux où souffle l’esprit ». Ces paroles de Barrès, consacrées à la colline « inspirée » de Sion-Vaudémont, pourraient fort bien qualifier, outre-rhin, cette petite ville de Weimar, capitale provinciale d’un anecdotique duché, et sur laquelle, un demi-siècle durant, souffla l’esprit, celui d’une des plus grandes figures de l’histoire artistique allemande, Johann Wolfgang von Goethe. Dans ce court roman, le professeur Jean-Yves Masson, traducteur et poète à ses heures perdues, a essayé de capturer un souffle de l’esprit goethéen, de cette lumière classique et chaude qui brilla six décennies durant au firmament de notre civilisation. Aux yeux des lecteurs d’aujourd’hui, Goethe passe trop souvent pour une étoile lointaine, peut-être morte. On le mésestime ou on l’ignore. Et c’est une erreur. Il faut, je crois, en revenir à ces notions, trop vagues probablement pour la critique littéraire, de chaleur, de rayonnement, de « solarité », si seulement l’emploi d’un tel barbarisme m’était permis, pour qualifier la présence goethéenne dans ce roman. L’hommage de M. Masson est tout en retenue, tout en finesse ; le classicisme de Weimar n’est certes pas le romantisme brûlant des Novalis, Büchner, Schlegel ou Kleist ; il fallait la culture et la précision du spécialiste pour mettre en scène, avec justesse, de telles distinctions. On sait que l’immense continent goethéen se joue, assez facilement, de ces grandes catégorisations de professeur, qu’il lui arrive de déborder de son propre lit pour embrasser tout l’univers, jamais totalement dupe de lui-même, Sturm und Drang dans Werther, romantique dans les ballades, tourmenté dans Torquato Tasso, orientalisant dans le Divan, classique dans ses impressions italiennes ; il n’en reste pas moins que tout regard porté sur Goethe est orienté par des catégorisations analytiques et artistiques, qui illuminent, dans le corpus du poète, des parcours singuliers et, parfois, antinomiques. Œuvre d’équilibre et de proportion, L’Incendie du théâtre de Weimar lorgne de toute évidence vers le classicisme. Mozart, figure de proue de l’âge musical classique, y tient d’ailleurs une place centrale. Néanmoins, le romantisme n’est pas oublié : Goethe déclare à l’occasion toute son admiration pour Lord Byron ; l’ouvrage en lui-même rappelle, à bien des égards, ce texte phare du romantisme tardif, Le Voyage de Mozart à Prague, de Mörike (1856), qui, déjà, s’essayait à la synthèse décisive des héritages classique et romantique. On y retrouve la même nostalgie aimante et limpide, le même alliage du souvenir et du sentiment, la même mise en scène d’un génie passé, saisi dans un court instant, révélateur de l’intensité de sa vie personnelle.

L’action, vue par un personnage extrêmement secondaire des fameuses Conversations avec Goethe, d’Eckermann, le voyageur anglais Robert Doolan, se tient pendant quelques jours de l’année 1825. Goethe est déjà un vieil homme de 76 ans ; il est célèbre dans toute l’Europe et occupe depuis cinquante ans d’importantes fonctions dans le « Grand »-Duché de Weimar (3600km² et 200 000 habitants). En ouverture du livre, le théâtre de la ville, que Goethe fonda, parraina et dirigea, s’embrase en une nuit. Sont réduites en cendres plusieurs décennies de décors, de costumes et d’archives. Métaphoriquement, l’incendie du théâtre éveille chez l’artiste le sentiment de sa propre finitude, de la proximité inquiétante de sa propre fin. Cette destruction l’affecte : Eckermann et son visiteur, Doolan, viennent le voir le lendemain et le trouvent dévasté. Il ne le demeure pas longtemps. En effet, dès les jours qui suivent, l’écrivain retrouve son enthousiasme et son optimisme : un théâtre, amas de pierre et de poutres, peut se rebâtir ; les souvenirs qui y ont brûlé ne sont que des objets, leur force immatérielle et mémorielle palpite encore dans le cœur du poète ; il faut reconstruire, rebâtir, réengendrer. En cela, J.W.Goethe, vu par le professeur Masson, qui ne s’éloigne guère de la réalité historique, est un personnage solaire, dont l’influence positive vibre dans les nombreuses conversations qui le mettent en scène. Il faut reconnaître, avant d’aborder quelques aspects peut-être moins réussis du livre, le courage de M. Masson. Faire parler Goethe, même avec les Conversations d’Eckermann sous la main, n’est pas une tâche facile. Les plus grands écrivains hésitent parfois à donner la parole à de véritables génies, par peur de ne pas les saisir ou de les manquer. Lorsque Henry James voulut, dans Le Legs Coxon, mettre en scène un avatar de Samuel Taylor Coleridge, immense poète et formidable causeur, dont la conversation inspirée ravissait la bonne société londonienne, il évita soigneusement de lui donner une seule fois la parole. Ici, M. Masson prend le risque de « laisser » Goethe s’exprimer et l’ensemble paraît plutôt crédible. Du reste, en introduisant entre lui et Goethe un tiers, le narrateur témoin Doolan, M. Masson se prémunit contre ses critiques : après tout, dans l’économie du roman, le narrateur n’est qu’un vieil homme, pas même écrivain, qui raconte d’anciens souvenirs, qu’il peut, à l’occasion, gauchir ou altérer.

Revenons au roman. Goethe souhaite célébrer par un concert son projet de reconstruction du théâtre ; il a lieu chez lui, en petit comité. On y joue des passages de La Flûte Enchantée, le dernier opéra de Mozart. Ici, le roman se dédouble : l’intrigue, qui tournait autour de Goethe, de ses conversations et de la reconstruction du théâtre, bascule dans la description d’une œuvre, son commentaire, sa critique. Le roman est un genre aux limites incertaines et mouvantes. Les écrivains peuvent y introduire, à l’occasion, des considérations philosophiques, des paraboles, des poèmes, des réflexions historiques, des coupures de presse, etc. Il suffit de penser aux chefs-d’œuvre de Dostoïevski, de Tolstoï, de Broch ou de Dos Passos pour comprendre que cette pratique de brouillage relève entièrement du genre romanesque, qu’elle constitue une des manifestations de sa liberté intrinsèque. Dans L’Incendie du théâtre de Weimar, donc, est développée, pendant une large partie du récit, une double analyse critique de La Flûte Enchantée. Dans un premier temps, Goethe et Eckermann discutent de l’œuvre, de leur interprétation de celle-ci, en privé. Dans un second temps, c’est Doolan qui, en racontant la représentation partielle de l’opéra au domicile de Goethe, émet un nouveau discours critique. Le roman a parfois les allures d’un essai. Comme chacun le sait, le dernier opéra de Mozart est codé, parabole de l’initiation franc-maçonne et, plus largement, de l’accès au savoir raisonnable contre l’obscurantisme religieux. Dernière œuvre des Lumières, elle offre, par sa poésie et son génie musical, un aperçu fondateur sur une manifestation de la culture allemande, à l’écart du continuum irrationnel qui a sans cesse menacé de la submerger. Le romancier laisse le critique et le lecteur prendre le pas sur le conteur ; l’analyse de l’opéra, des quatre figures de Tamino, Pamina, Papageno et Papagena, donne lieu à d’intéressantes considérations que l’on peine parfois, néanmoins, à rattacher au continuum goethéen. Là où Mörike montrait Mozart se remémorant un opéra, M. Masson explique, décrit, décortique une représentation, qu’il a fait précéder d’une large exégèse ; moins romancier que critique, le professeur se livre à une savante et instructive analyse mozartienne, à qui il manque cependant un peu de chair et de vie pour pleinement convaincre. La représentation de l’opéra s’assimile parfois à une glose, passionnante mais un peu sèche. Heureusement, la figure attachante de Goethe éclaire d’une lumière sereine et délicate les tensions symboliques de la Flûte Enchantée.

Une impression se dégage : Goethe trouve en Mozart un alter ego, une force salutaire, qui restaure, après la catastrophe de l’incendie, sa confiance en l’art, son goût esthétique, son appétit d’équilibre. Les souvenirs ne débouchent pas sur la déploration ou le remords ; l’incendie du théâtre met fin à une époque mais ne constitue pas la fin ; l’action demeure possible, à la mesure des forces de l’homme. La lumière qui dissipe la Reine de la nuit, à la fin de l’opéra, ce triomphe explicite de la force, de la beauté et de la sagesse qui conclut l’œuvre, rejoignent les préoccupations de Goethe. En fin germaniste, M. Masson note, par de discrètes allusions, le rapport entre cette lumière intérieure du génie et la fin du Second Faust. « Celui qui, dans son constant effort, n’épargne pas sa peine, celui-là nous pouvons le sauver ». C’est ce jugement divin qui achève le Second Faust et sauve le fameux Docteur des griffes du Diable, en dépit de ses crimes et de son appétit démesuré de puissance. Le professeur Masson saisit le créateur, à l’instant obscur du désespoir, et le montre, reprenant des forces et retrouvant espoir, n’épargnant pas sa peine, au service de l’art et de la connaissance. On ne pouvait mieux souligner, sans s’y appesantir, la relation entre Goethe et Faust, entre, peut-être, l’Allemagne elle-même et sa légende la plus emblématique. La même lumière qui illumine Tamino et Sarastro à la fin de la Flûte Enchantée irradie l’œuvre goethéenne ; la même lumière qui sauve l’aveugle Faust éclaire le roman de M. Masson. C’est elle, encore, qu’appellera Goethe, à ses derniers moments, par son fameux « Mehr Licht » d’agonie. L’homme Goethe représente ici une force positive opposée au « soleil noir de la mélancolie », cher au XIXe siècle. Faust ne sera pas Manfred ; jamais la noirceur prométhéenne des romantiques n’emportera la part d’équilibre lumineux et de grandeur tenue que porte Goethe, que porte Mozart, que porte, malgré tout ce qui a suivi, la culture allemande. M. Masson trace une ligne qui, passant aussi par Kant et Schiller, s’oppose radicalement à une certaine conception de l’Allemagne comme, par exemple, celle qui fondait l’exposition De l’Allemagne, organisée par Le Louvre l’an dernier. Celle-ci s’était vu reprocher une lecture catastrophiste de l’histoire allemande, opérant un raccourci intellectuel difficilement soutenable entre les Nazaréens, les romantiques et la catastrophe militaire et génocidaire du XXe siècle. Une autre Allemagne, une autre germanité, celle de l’effort permanent et personnel que suppose la Bildung, celle de la raison philosophique et de l’équilibre grec, celle de l’érudition et du néo-classicisme, était ignorée ; c’est elle que met en scène le professeur Masson, comme une réponse à ceux qui ne voient dans l’Allemagne des deux derniers siècles que brumes philosophiques, délires wagnéroïdes et fanatisme identitaire. Malgré quelques défauts, qui tiennent à une narration qui explique parfois plus qu’elle ne montre, le roman de M. Masson constitue une belle plongée, savante et astucieuse, dans le corps lumineux de l’autre Allemagne, de celle que, malgré notre éventuelle admiration pour Wagner, Hölderlin ou Heidegger, nous savons pouvoir aimer et estimer sans réserves. La citation conclusive de cet autre grand Allemand que fut Walter Benjamin est là pour rappeler aux vivants qu’ils peuvent, eux aussi, malgré toutes les oublieuses invitations d’un temps de présentisme puéril, refléter et propager la lumière sereine qui nous vient du passé.

Dans une sombre forêt

Caspar David Friedrich, l'arbre aux corbeaux (1822)

Erlkönig

Johann Wolfgang Goethe

Wer reitet so spät durch Nacht und Wind?
Es ist der Vater mit seinem Kind.
Er hat den Knaben wohl in dem Arm,
Er faßt ihn sicher, er hält ihn warm.

Mein Sohn, was birgst du so bang dein Gesicht? –
Siehst Vater, du den Erlkönig nicht!
Den Erlenkönig mit Kron’ und Schweif? –
Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif. –

„Du liebes Kind, komm geh’ mit mir!
Gar schöne Spiele, spiel ich mit dir,
Manch bunte Blumen sind an dem Strand,
Meine Mutter hat manch gülden Gewand.“

Mein Vater, mein Vater, und hörest du nicht,
Was Erlenkönig mir leise verspricht? –
Sei ruhig, bleibe ruhig, mein Kind,
In dürren Blättern säuselt der Wind. –

„Willst feiner Knabe du mit mir geh’n?
Meine Töchter sollen dich warten schön,
Meine Töchter führen den nächtlichen Reihn
Und wiegen und tanzen und singen dich ein.“

Mein Vater, mein Vater, und siehst du nicht dort
Erlkönigs Töchter am düsteren Ort? –
Mein Sohn, mein Sohn, ich seh’ es genau:
Es scheinen die alten Weiden so grau. –

„Ich liebe dich, mich reizt deine schöne Gestalt,
Und bist du nicht willig, so brauch ich Gewalt!“
Mein Vater, mein Vater, jetzt faßt er mich an,
Erlkönig hat mir ein Leids getan. –

Dem Vater grauset’s, er reitet geschwind,
Er hält in den Armen das ächzende Kind,
Erreicht den Hof mit Mühe und Not,
In seinen Armen das Kind war tot.

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Le roi des aulnes

traduction de Charles Nodier

Quel est ce chevalier qui file si tard dans la nuit et le vent ?
C’est le père avec son enfant ;
Il serre le petit garçon dans son bras,
Il le serre bien, il lui tient chaud.

« Mon fils, pourquoi caches-tu avec tant d’effroi ton visage ?
— Père, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes ?
Le Roi des Aulnes avec sa traîne et sa couronne ?
— Mon fils, c’est un banc de brouillard.

— Cher enfant, viens, pars avec moi !
Je jouerai à de très beaux jeux avec toi,
Il y a de nombreuses fleurs de toutes les couleurs sur le rivage,
Et ma mère possède de nombreux habits d’or.

— Mon père, mon père, et n’entends-tu pas,
Ce que le Roi des Aulnes me promet à voix basse ?
— Sois calme, reste calme, mon enfant !
C’est le vent qui murmure dans les feuilles mortes.

— Veux-tu, gentil garçon, venir avec moi ?
Mes filles s’occuperont bien de toi
Mes filles mèneront la ronde toute la nuit,
Elles te berceront de leurs chants et de leurs danses.

— Mon père, mon père, et ne vois-tu pas là-bas
Les filles du Roi des Aulnes dans ce lieu sombre ?
— Mon fils, mon fils, je vois bien :
Ce sont les vieux saules qui paraissent si gris.

— Je t’aime, ton joli visage me charme,
Et si tu ne veux pas, j’utiliserai la force.
— Mon père, mon père, maintenant il m’empoigne !
Le Roi des Aulnes m’a fait mal ! »

Le père frissonne d’horreur, il galope à vive allure,
Il tient dans ses bras l’enfant gémissant,
Il arrive à grand-peine à son port ;
Dans ses bras l’enfant était mort.

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Le roi des aulnes

Traduction de Jean-Pierre Lefebvre

Anthologie bilingue de la poésie Allemande, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1993

Quel est ce cavalier si tard dans la nuit et le vent ?
C’est le père avec son enfant ;
Il tient le petit garçon dans son bras,
Il le serre bien, il lui tient chaud.

« Pourquoi, mon fils, cacher si peureusement ton visage ?
— Père, ne vois-tu pas le Roi des aulnes ?
Le Roi des Aulnes avec sa traîne et sa couronne ?
— Mon fils, c’est un banc de brouillard.

— Cher enfant, viens donc avec moi !
Je jouerai à de très beaux jeux avec toi ;
Il y a sur la rive plein de fleurs de toutes les couleurs,
Et ma mère a beaucoup de vêtements dorés.

— Mon père, mon père, quoi ? tu n’entends donc pas
Ce que le Roi des aulnes me promet à voix basse ?
— Du calme, du calme, sois tranquille, mon enfant !
C’est le vent qui murmure dans les feuillages sec.

— Veux-tu, joli garçon, t’en venir avec moi ?
Mes filles s’occuperont  de toi bien comme il faut ;
Mes filles mèneront toute la nuit la ronde,
Elles vont te bercer, danser, chanter et t’endormir.

— Mon père, mon père, ne vois-tu donc là-bas
Les filles du Roi des aulnes dans cet endroit lugubre ?
— Mon fils, mon fils, je vois distinctement :
Ce sont les vieux saules qui nous semblent si gris.

— Je t’aime, et ta beauté me charme et me ravit,
Et si tu ne veux pas, je te prendrai de force.
— Mon père, mon père, maintenant il m’attrape !
Le Roi des Aulnes m’a fait du mal ! »

L’effroi saisit le père, il galope très vite,
Il tient dans ses deux bras l’enfant tout gémissant,
Il arrive à grand-peine au port ;
Dans ses bras l’enfant était mort.

Le poème de Goethe fait référence à une créature mythologique germanique, le roi des aulnes, qui s’empare des vivants – femmes ou enfants – dans les forêts profondes, une force de mort qui rôde dans les immensités arborées de Germanie.