De marbre ou de stuc : Ernst Jünger, de Julien Hervier

Ernst Jünger, Arno Breker, 1982

Ernst Jünger, Arno Breker, 1982

Ernst Jünger, Julien Hervier, Fayard, 2014

Des écrivains allemands du XXe siècle, Jünger est celui dont la gloire, de ce côté du Rhin, ne semble jamais avoir pâli. Ses livres sont presque tous disponibles, la bibliothèque de la Pléiade lui a récemment construit un magnifique cénotaphe en deux volumes, et le centenaire de la guerre de 14-18 s’accompagne de larges rééditions de ses écrits militaires, Orages d’acier, Le Boqueteau 125 ou La guerre comme expérience intérieure. Les grands maîtres de la littérature germanique sont moins lus que lui. Döblin peut bien avoir été plus baroque ; Mann, plus lucide ; Broch et Musil, plus profonds, c’est encore et toujours Jünger qui paraît occuper les premiers rangs de la littérature d’outre-rhin du siècle dernier. Ses admirateurs, ils sont nombreux, s’en félicitent ; ses contempteurs s’en désolent. Une grande biographie de lui en français manquait pourtant. Divers livres lui étaient consacrés, amicaux  – je pense à celui de Dominique Venner – ou hostiles – celui, récent, de Michel Vanoosthuyse, au demeurant le meilleur spécialiste français de Döblin. Julien Hervier, qui passe, à juste titre, pour le plus expert des jüngeriens français, nous livre une biographie de référence, chez Fayard, dans la collection dédiée aux vies des grands écrivains. M.Hervier a connu Jünger, il a correspondu avec lui, il l’a rencontré. Il est aussi l’architecte des deux volumes Pléiade, publiés en 2008. Il était le mieux placé pour écrire une biographie de l’écrivain allemand. Sans dissimuler sa sympathie envers l’auteur, il parvient à explorer, entre l’ombre et la lumière, le parcours de Jünger. On lui reprochera, ici ou là, une neutralité un peu trop bienveillante ; on notera, également, avec justice, les réserves que lui inspirent certains des travaux les plus ésotériques de son sujet.

J’éprouve, quant à moi, des sentiments très contrastés à l’égard de Jünger l’écrivain – j’aborderai des questions plus historiques et politiques dans la deuxième partie de la note. J’admire son classicisme un peu vain, cette prose minérale, lointaine, froide, des bons jours. Bien servi par ses traducteurs, Jünger brille devant un paysage, une plante, une pierre. La chaleur qu’il ne peut mettre dans l’analyse des passions humaines, qui ne l’intéressent guère, il la met dans la peinture du monde qui l’entoure. Jünger, même centenaire, reste un petit garçon ébloui par la lumière, la vie, les choses, rêvant de batailles et de mondes inaccessibles. Le début d’Heliopolis, par exemple, est un poème en prose, hautain et précis, rêverie de pierre qui contraste avec les flammes et les passions – politiques – qui s’agitent dans le reste du livre. Même s’il est un peu trop lisse, car trop travaillé, ce morceau-là est digne des plus grands. J’aime aussi son concept d’anarque, sa distance intérieure au monde ; elle convient bien à ma nature. Je goûte moins ses excès : son goût de la fantaisie dérive trop souvent sur de fumeuses notations ésotériques ; ses paraboles manquent de vie, leur aridité humaine les rend schématiques ; son écriture hésite entre le marbre et le stuc, la noble grandeur et l’excès kitsch. Quand il se veut romancier, mais Jünger est écrivain plutôt que romancier, l’adresse psychologique et humaine lui fait vite défaut ; il en revient à ses amours éternelles, la nature et les objets, l’être et le temps. Jünger perçoit et restitue merveilleusement la réalité des choses ; face aux humains, le voilà moins à l’aise. La fin d’Heliopolis se noie dans des histoires d’ascension, de soucoupes volantes, de régénération. Parabole de la mort et de la résurrection ? Tentative d’appréhender la face cachée, mystérieuse du monde ? La fameuse vision « stéréoscopique » de Jünger tente de concilier les apparences rationnelles des phénomènes et leur essence incertaine, leur profondeur magique. La description précise de la réalité, insaisissable, ou plutôt, inépuisable, sent son phénoménologue. Elle se double d’une tension mystique, celle qui agite les objets, au-delà du visible. Des forces obscures agissent, inconnaissables. Il est de la même génération que Heidegger, certains de ses textes s’en ressentent. M.Hervier doute néanmoins qu’il l’ait lu avec beaucoup d’application. Question de génération et de milieu alors ? Il faudrait bien plus qu’une insignifiante note de blog pour explorer cette question.

Tout lecteur un peu appliqué de Jünger aura noté sa dualité : d’un côté, une écriture attachée au réel, une poétique ferme, précise, évitant les nébulosités et les épithètes gratuites ; de l’autre, des personnages paraboles, des considérations hermétiques, une attirance pour la magie, les horoscopes, le paranormal. C’est, pour caricaturer, L’Histoire naturelle de Buffon mâtinée du Matin des magiciens, de Pauwels. Quand il expérimente les drogues, dans les années 50, il ne le fait pas par dépit, par dégoût, ou par quête d’un ailleurs où s’égarer. Non, il s’entoure de spécialistes et essaie chaque drogue en notant, après coup, le plus précisément possible, leurs effets. Le dilettante, en lui, marie la démarche du savant et les rêves du poète. C’est un homme universel, tout droit débarqué des âges précédents et égaré dans le monde contemporain. Je l’imagine, alchimiste et soldat, personnage des Wallenstein de Schiller ou de Döblin ; je le conçois aussi, correspondant de Voltaire et de d’Alembert, protégé de Frédéric II, retiré dans ses expériences, mêlant le sérieux et le farfelu, l’ésotérique et l’exotérique. M.Hervier note que d’aucuns l’accusèrent de dilettantisme. Je suis tenté de les suivre : son esprit mêle, au gré de ses lectures et de ses convictions personnelles, science et irrationnel comme on le faisait encore avant l’ère moderne. Les entomologistes reconnurent son talent en baptisant des insectes nouvellement découverts à son nom. Son approche du monde n’aurait pas dû laisser de place à l’irrationnel. Pourtant, convaincu que quelque chose se cache derrière les phénomènes, Jünger le savant n’hésite pas à verser dans l’appréhension magique du monde. Ses paraboles, heureusement irréelles, y perdent en force brute ce qu’elles gagnent en rêverie. Né protestant, il finira catholique, preuve peut-être, que sa pente ésotérique l’avait emporté.

La vie de Jünger fut longue. Né en 1895 – Guillaume II règne sur l’Allemagne depuis 7 ans – il décède en 1998 – peu avant l’arrivée de M.Schröder à la Chancellerie. Il a vu deux guerres, presque trois siècles, l’effondrement de deux Reichs, la division de l’Allemagne et sa réunification. Il fut en 1918 le dernier et le plus jeune récipiendaire du prestigieux ordre prussien « Pour le Mérite » ; il en fut le dernier titulaire, et le plus vieux, à sa mort, quatre-vingts ans plus tard. Il commença en littérature à la tête de nationalistes brumeux et antidémocratiques, prônant, avant la lettre la mobilisation totale et la revanche de l’Allemagne. Il s’en retira, vieil homme couvert d’honneur, écologiste convaincu et partisan de la réconciliation franco-allemande. Il fut un jeune homme aventureux, assez dissipé, qui s’engagea, sur un coup de tête dans la Légion Étrangère en 1913. Il y resta trois mois avant d’être rappelé par ses parents. Il fut un vieil homme voyageur, qui continuait à arpenter l’Europe à 90 ans passés, et à relever, pour ses collections, les curiosités entomologiques des endroits où il séjournait. Exista-t-il plusieurs Jünger ? M.Hervier ne le pense pas. Si certaines croyances politiques s’effacèrent chez lui avec le temps, Jünger demeura tel qu’il était, jusqu’à la fin : un officier d’élite, conscient de sa valeur et de son courage, passionné d’insectes et de littérature, à la fois hiérarque et anarque, dominateur et insoumis, présent sans l’être, révolutionnaire et conservateur. Encore une fois, Jünger apparaît double. Il combat avec l’armée allemande mais réserve son jugement. Il sert avec discipline, mais déserte intérieurement. L’antisémitisme des nazis, tout comme leur aventurisme plébéien le révulsent. Quand la réalité lui déplaît, son apparence continue à servir, mais son essence, loin en lui-même, déserte. On l’accusera pour cela d’hypocrisie. L’exil intérieur, fut-ce la seule manière de garder son honneur sous Hitler ? ou une justification, après coup, du suivisme et des reniements ? M.Hervier penche pour la première hypothèse. Alors que tous les grands écrivains allemands s’étaient exilés en France, en Angleterre ou aux États-Unis, interdits de publication, leurs livres consumés sur les bûchers de Goebbels, Jünger faisait paraître, en 1939, Sur les falaises de marbre, vendu bientôt à 60 000 exemplaires. On sait la fortune, méritée, de ce grand livre : il fut le bréviaire des êtres justes et raisonnables sous le règne de l’alliance terrifiante de la rationalisation bureaucratique (Eichmann) et de la névrose irrationnelle (Hitler). Jünger s’essaie à la parabole : le Grand Forestier, c’est Hitler, les frères de la Marina, ce sont les frères Jünger, la lutte s’achève sur la guerre et l’exil, allégorie, peut-être, de la mort. Ces paraboles, ce sont, vingt ans après le réalisme lyrique d’Orages d’Acier, la deuxième manière de Jünger : la fantaisie, la brume, les correspondances incertaines servent une réflexion littéraire et philosophique. Les critiques auront raison de rappeler que le roman de Jünger n’a pas été interdit, sur ordre exprès, de Hitler lui-même, qui avait trop besoin de son grand héros nationaliste et pouvait lui passer un tel ouvrage.

Car Jünger, tout lecteur d’Orages d’Acier le sait, fut un nationaliste qui aima les prestiges de la guerre et de l’épreuve du feu, ce qui gêne nos pacifiques consciences contemporaines. Engagé volontaire, il fut blessé quatorze fois en quatre ans et demi d’engagement. Cela marque un homme. Jünger choqua, dans les années 70, en déclarant que ce qu’il regrettait le plus de la guerre 14-18 était que l’Allemagne ait fini par la perdre. Il n’avait rien oublié de ses passions de jeune homme. Officier lyrique et froid, il avait aligné dans son premier livre des scènes très visuelles, avec une grande aisance, sans jamais contester le principe de la guerre ; le jeune Jünger prétendait qu’il lisait dans la tranchée, montait à l’assaut, reprenait sa lecture (et c’était ce chef-d’œuvre de drôlerie de Tristram Shandy !) et que son principal souvenir, plus tard, serait non l’assaut, mais le livre (il y a un peu de pose narquoise chez Jünger) ; cet homme n’a jamais rien eu du pacifiste de principe qui condamne toute les guerres.

Les articles des années 20, dont M. Hervier ne cache rien, sont éloquents : Jünger avait tout pour devenir le grand écrivain du Nazisme. Oui, Jünger a écrit dans le Völkischer Beobachter. Il attaquait à l’occasion, dans la presse de Hugenberg, le NSDAP qu’il trouvait trop tiède, trop incertain, vendu aux capitalistes, prêt à capituler et à ramper pour attraper les hochets du pouvoir. Hitler voulait le rencontrer, pour se l’attacher ; Goebbels cherchait à le séduire. Jünger prônait alors un nationalisme total un peu brumeux (Jünger, tout précis qu’il est pour dépeindre les faits, a les idées floues, les concepts vagues) et, surtout, extrémiste. Ses idées sur la mobilisation totale, le travailleur, la guerre, en firent le plus fort écrivain – attention, je ne dis pas « penseur » – de l’Allemagne nationaliste, plus que Heidegger, trop occupé à démêler le Dasein dans sa prose obscure, plus que Schmitt, son ami, qui n’est jamais qu’un juriste doué. Et je n’évoque même pas ce clown de Rosenberg. Méfiant, Jünger commença, dès l’ascension du NSDAP, à éviter les positions fracassantes. À la fin des années 20, avant la prise de pouvoir nazie, il prit ses distances. Il n’adhéra jamais au Nazisme qui pourtant, à la lecture de ses articles de journaux des années 20, semblait fait pour lui. Il y a du dilettante, chez lui, du brasseur d’idées, très engagé sur le papier, dégagé dans le monde réel. Le Travailleur, son magnum opus philosophico-sociologique essaie d’exprimer les tendances du monde moderne. S’il ne les approuve pas – la suite tend à le laisser penser – il ne s’en écarte pas expressément. Il est le penseur de l’âge des masses, du règne de la technique sur le monde, de la communauté. Si Heidegger écrit un volume entier sur cet ouvrage, et que Jünger continue de charrier autour de son nom des nationalistes (Venner en était), c’est bien qu’il y a chez lui un penseur de la droite nationale, de la révolution conservatrice, la même matrice dont, quoi qu’il en soit, et même si Jünger n’y est pour rien, naquit le nazisme.

Quant aux postures des années 20, le lecteur ne peut s’empêcher de penser, influencé par les sous-entendus de M.Hervier, que l’extrémisme littéraire suffisait à Jünger, qu’il n’y avait pas, réellement, de désir de domination à l’arrière-plan. Jouer avec le feu en 1926, ce n’était pas allumer les bûchers de 1936. Jünger occupe ainsi la confortable place que  ses critiques lui reprochent tant : adversaire intérieur, mais soutien extérieur (prudent). Est-ce de la noblesse ou de l’hypocrisie ? de l’intelligence stratégique ou de la veulerie ? M.Hervier pousse son lecteur à donner raison à Jünger : difficile de ne pas approuver la prudence et de ne pas admirer la subtilité de l’opposition. Dans tous les cas, c’est au lecteur de Jünger de juger. Rétrospectivement, cet aspect nationaliste, völkisch, Jünger essaiera tout de même de le gommer. Il réécrit certains passages d’Orages d’Acier en fonction des circonstances. Après avoir tenté, dans sa deuxième édition, dans les années 20, de théoriser, il revient vite au ras des évènements. C’est là que réside sa force d’écrivain, de maître d’un lyrisme à froid qui, s’il ne séduit pas, nous en dit beaucoup sur la guerre, sur l’Allemagne et sur le monde moderne, technique. Pendant l’autre guerre, il sert à Paris, dîne avec Drieu, côtoie les cercles de Stauffenberg, profite de la vie parisienne. À l’occasion, il raconte comment Céline parvint à horrifier les officiers de la Werhmacht par ses folles protestations d’antisémitisme ( !). Il entend aussi parler des méthodes orientales des Einsatzgruppen. Si le principe le choque, en pleine guerre, son éthique lui interdit la désertion. Alors, il s’enfonce dans les mondanités. L’attentat du 20 juillet 44 met en cause de nombreux amis… Il a suivi ça de loin, sans s’engager, à son habitude. Jünger fascine aussi parce qu’il n’est pas facile à juger, ni dans ses œuvres, ni dans ses actes. La prudence, le retrait intérieur figureront, pour les intellectuels engagés autant de compromissions, de concessions, et, finalement, de complicités. On comprend mieux, alors, que Jünger suscite toujours des réactions hostiles. Et puis la défaite survient. Son fils aîné est tué, peut-être dans un guet-apens, près des falaises de marbre de Carrare, sur le front italien. Jünger note la correspondance, presque irréelle, entre le titre de son livre et le lieu où meurt son fils. L’Allemagne est vaincue, il disparaît quelques années de la scène.

Sa longévité exceptionnelle l’y ramène. Il parvient, peu à peu, à passer pour un ancien adversaire des Nazis, un patriote sincère, un officier courageux et un héros inattaquable. Tout cela, il l’est, bien sûr, mais à des degrés divers, que notre conscience morale, confortablement installée en régime démocratique, peine à admettre. Sans l’avouer, sans le vouloir, Jünger devient une sorte conscience morale. Lui-même ne s’y laisse pas prendre et continue de mener son chemin solitaire. Jünger se mue en une étrange et définitive contraction d’anarchie et d’hiérarque : l’anarque, tourné vers lui-même, obéissant à une discipline intérieure qui n’oublie pas plus les enthousiasmes juvéniles que le désir des découvertes. Il expérimente les drogues, écrit des romans paraboles à moitié réussis, Heliopolis ou Eumeswil, passe les décennies. Sa femme meurt. Soixante-dix s’efface, bientôt quatre-vingt, puis quatre-vingt dix, puis cent… Ses livres paraissent à un rythme régulier, autobiographiques (Jeux Africains, Les Ciseaux) ou fantaisistes (Eumeswil). Il ne s’arrête pas d’écrire avant cent ans, inaltérable. Il devient même, un temps, le témoin nécessaire des cérémonies de réconciliation et de commémoration. Mitterrand et Kohl lui rendent visite, comme à un sage. On savait Mitterrand attiré par les écrivains de droite, amateur de Chardonne, il ne se déjuge pas et convie Jünger à l’Élysée. Ce dernier perd son autre fils, qui se suicide. Lorsqu’il s’éteint, en 1998, il apparaît, pour une fraction de la gauche allemande, comme le témoin un peu honteux, toujours fascisant, d’un passé nationaliste désormais renié et combattu. Pour le lecteur d’aujourd’hui, l’œuvre de Jünger constitue un massif très hétérogène. Tout n’y survivra pas. Le témoignage halluciné des violences de 14-18, le Journal mondain et littéraire de l’Occupation et les superbes Falaises de marbre ne disparaîtront pas. L’œuvre de théoricien paraît déjà plus menacée. Le reste, par sa fermeté hiératique et descriptive, son lyrisme d’une préciosité virile, à distance des goûts actuels, me semble voué à l’oubli. La biographie de M.Hervier, parce que son auteur éprouve une sympathie réelle (et estimable) pour son sujet, est une lecture passionnante. Elle permet à l’amateur de Jünger, comme à son critique, de juger les œuvres de l’écrivain sur pièces, en fonction de sa sensibilité.

Publicité