Exercice d’admiration : Le Divin Chesterton, de François Rivière

chesterton osbar

Le Divin Chesterton, François Rivière, Rivages, 2015

« Cervantes on his galley sets the sword back in the sheath

(Don John of Austria rides homeward with a wreath.)

And he sees across a weary land a straggling road in Spain,

Up which a lean and foolish knight forever rides in vain,

And he smiles, but not as Sultans smile, and settles back the blade…

(But Don John of Austria rides home from the Crusade.) »

Dernière strophe de Lepanto, G.K.Chesterton

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Chesterton, divin ? Non, certainement pas. Sanctifié ? Pas encore ! Béatifié ? Peut-être. À l’été 2013, Mgr Doyle, évêque de Northampton, a ouvert une enquête pour la béatification de Gilbert Keith Chesterton, né anglican et, après un long compagnonnage, converti au catholicisme. Le laborieux travail de recensement des écrits du prolifique et truculent écrivain britannique (5 à 6 000 articles, poèmes, interventions, chroniques, essais, livres, etc.) est en cours ; la procédure n’a pas encore livré son verdict. Si jamais il devait être positif, ce livre de François Rivière, sorti en avril, pourrait donc être rebaptisé, et de Divin Chesterton devenir un Bienheureux Chesterton. Il n’existait pas, à ce jour, à ma connaissance, de biographie de l’écrivain en français. Concurrencer sa savoureuse autobiographie – L’homme à la clé d’or – a de quoi, il est vrai, décourager les amateurs éclairés de sa prose surprenante, exotique, paradoxale (l’épithète est prononcée, c’est là un passage obligé, comme de souligner l’héroïsme des personnages de Corneille ou la préciosité de Giraudoux ; le bavardage littéraire se repaît de clichés, ce sont les marques d’un savoir commun et limité). Qui mieux que Chesterton pourrait présenter Chesterton, mettre en scène Chesterton, exprimer Chesterton ? Sa singularité est inimitable. Il n’est jamais aussi vivant que sous sa propre plume, dans ses aphorismes, ses excentricités, ses cocasseries. Quiconque connaît Chesterton le reconnaît immédiatement. Ses pages sont signées ; on repère un maître à sa patte.

Pour quelle raison, alors, lire François Rivière ? Après tout, ne vaut-il pas mieux lire une ligne de Chesterton que mille pages sur Chesterton ? Comment le décrire ? Quel ton adopter ? Tenter de le suivre sur son terrain, par une gaieté surjouée, c’est se condamner à échouer ; prendre le contre-pied de sa joie communicative, et se colleter, austère, à sa pensée, n’est pas plus efficace. Faut-il tout décrire, en épluchant les correspondances et les articles ? se contenter d’un portrait impressionniste ? Il s’agit de biaiser. Être vif sans épuiser ; divertir sans indisposer. L’objet de M. Rivière n’était pas d’offrir au public une biographie de référence ; les mauvaises langues définiront peut-être son livre comme une biographie de révérence. La critique y est (très) légère, l’empathie profonde. L’auteur a son excuse : l’homme est attachant. Et puis, réalisme éditorial oblige, ne liront ce livre que les amateurs du publiciste anglais, de son esprit. Ils le trouveront tels qu’ils se l’imaginaient ; jamais écrivain n’a mieux ressemblé à son œuvre, mieux correspondu à elle ; les deux sont indissociables. On n’imagine pas un Chesterton maigre, ascétique, fulminant. M. Rivière pratique Chesterton depuis un demi-siècle. Son parcours personnel, aux frontières de la littérature blanche et des littératures de genre, de la biographie et du roman policier, lui donne une certaine légitimité à traiter de son sujet. Il faut être soi-même un peu excentrique pour saisir l’exception chestertonienne ; je ne m’étonne pas d’ailleurs que l’introducteur de GKC en France fût Claudel, qui le fit lire à Gide – avant que Chesterton ne se convertît au catholicisme. Claudel, volontiers polémique et abrupt, était aussi un grand lecteur, partial, brutal, injuste mais ô combien plus ouvert que la moyenne de ses contemporains à la littérature étrangère (c’est lui, aussi, qui signala Conrad à Gide). Chesterton ? Claudel ? N’y a-t-il pas une certaine proximité entre eux, au-delà de leur foi commune ? Leur côté facétieux – souvent oublié chez Claudel – les rapproche ; Chesterton, cependant, ne fît jamais grand cas de l’écrivain français – ni, d’ailleurs, de la littérature française.

Les deux cents pages de François Rivière, légères et divertissantes, ne sont point désagréables à lire ; c’est vif, enlevé, sans façon. Elles occupent une petite soirée de lecture et donnent envie de se replonger dans Le Napoléon de Notting Hill, Hérétiques, Le Nommé Jeudi ou encore dans les enquêtes du Père Brown. Les amateurs de l’apologue catholique ou du défenseur du distributivisme seront un peu déçus, car M. Rivière s’intéresse peu à cet aspect de l’œuvre ; il est gêné par certains débordements, par le conservatisme de Belloc, le grand ami de son héros, par le patriotisme cocardier et par les relents d’antisémitisme de certaines chroniques ; il passe et s’en tire en citant quelque remarque critique de W.H.Auden, convoqué là pour jouer deux lignes durant un rôle de procureur qui lui sied mal. L’intéresse bien plus le personnage romanesque, boulimique de tout, en un mot, débordant. M. Rivière est aussi scénariste de bandes dessinées, et cela se sent. Il mentionne plusieurs fois les aptitudes de son sujet pour le dessin et l’illustration ; il note qu’à une autre époque, la nôtre, une main comme la sienne eût fait fortune dans le « roman graphique » (pardon pour cette appellation un tantinet cuistre) – genre qu’il n’aurait pas hésité à pratiquer, lui qui brilla dans ce genre mineur par excellence qu’est l’intrigue policière ; mieux encore, il dessine Chesterton comme un héros d’illustré, obèse, joyeux, puéril, dénué de tout esprit de sérieux et de classe, fracassant et radieux, parcourant Londres ou l’Amérique avec le même bagout excentrique. Les trois grands auteurs britanniques de son temps, Wells, Kipling et Shaw, à l’arrière-plan, font pâle figure aux côtés de ce bonhomme qui jaillit par ici, occupe l’espace, ressort par là, après avoir tout épuisé, tout essoré et tout étrillé.

Le lecteur s’amuse de ce portrait aussi vraisemblable que superficiel. Chesterton boit, fume le cigare, déclame ses textes devant ses amis hilares, dicte deux articles en même temps, en promet trois autres pour la veille, sillonne Londres – et ses pubs – dans tous les sens, plaçant ici une chronique, là un essai, seul moyen pour ce dispendieux d’avoir de quoi vivre. Chesterton, ou le talent joyeusement enchaîné. Le vieux débat français est ouvert depuis si longtemps que j’ai honte de l’évoquer à nouveau : Pour Sainte-Beuve ? Contre Sainte-Beuve ? Indépendance de l’œuvre ? Centralité de la vie ? Je crois à la via media. Les conditions d’existence de l’écrivain justifient très souvent la forme, le nombre et l’état d’achèvement de ses textes. Nerval a peiné une vie durant dans la presse – le maquis de ses articles, de ses traductions, de ses feuilletons, est presque impénétrable (les trois volumes Pléiade sont d’un maniement délicat) ; Claude Simon n’eut jamais à exercer d’activité professionnelle, son œuvre est libre, personnelle, dénuée de ce parfum de commande qui trop souvent embaume les travaux accessoires de nos grands auteurs. M. Rivière ne le dit pas ; moi si. Chesterton, cet impécunieux, a trop écrit, trop vite, trop longtemps. Cela se sent ; l’œuvre est immense, les textes innombrables ; hélas, elle est dépourvue d’un net chef-d’œuvre, indiscutable. Il faut fouiller, dégager le meilleur, laisser de côté le répétitif et l’accessoire. Chesterton l’exubérant a dispersé ses pépites ici ou là, dans quantités de nouvelles et de chroniques qui, mises bout à bout, forment l’essentiel de l’œuvre, un torrent. Il a parfois ses faiblesses, se répète, force sa voix ; personne ne lui reproche vraiment… le miracle tenait à ce qu’il dissimulât si bien cette fatigue, à coup de fougueuses propositions et de tortueux raisonnements. Les lecteurs sont en cause, eux aussi ; il faut une immense endurance pour pratiquer longuement Chesterton. Ce n’est pas un auteur dans lequel on plonge des jours durant ; il épuise. La forme courte est la seule qui lui aille vraiment : son lecteur est dispos ; l’étincelle se produit. Dans la longueur, le silex de sa pensée s’use, les flammèches ne prennent plus, on soupire. Comme le fit, d’ailleurs, à l’occasion, le public anglais, un peu fatigué de la folie funambule de l’écrivain.

Il trouva la solution, en s’exilant par deux fois, pour des cycles américains de conférences, fort rémunérateurs. Ce furent deux triomphes. Ce grand buveur, catholique, dévoreur trouva étrangement un public réceptif dans l’Amérique de la prohibition, cette contraction contradictoire du puritanisme et de l’excès, de la continence et de la démesure. Son aisance oratoire lui offrit un vaste auditoire. Qu’importe, alors, son catholicisme ! Le sujet pourtant n’était pas neutre ; Al Smith le paierait aux Présidentielles de 1928. Qu’importe aussi ses remarques iconoclastes, son apologétisme, son hostilité à la Prohibition ! Son exubérance emportait l’adhésion, en dépit de sa foi, en dépit, aussi, de sa « troisième voie », entre socialisme et libéralisme, cet obscur distributivisme, que M. Rivière évite assez soigneusement d’expliquer. On en restera au grand théâtre qu’arpenta quarante années durant l’inventeur du Père Brown : il court, il parle, il écrit. Le XVIIIe eût sous-titré ce livre, « Chesterton, ou la grâce du mastodonte ». Soyons sincère. Ce n’est pas là un travail documentaire très poussé : ni notes, ni bibliographie, ni références. On ne trouvera pas ici la matière habituelle des copieuses biographies d’écrivains, parues chez Flammarion, Fayard ou Gallimard. Pour théoriser un peu, en la matière, il existe trois voies différentes : la première, c’est l’étude factuelle, sobre, précise, étayée de mille détails, sans trop d’analyse littéraire (cf. l’extraordinairement précis Henry James, de Leon Edel, cinq volumes en anglais, un épais résumé de 1000 pages en français) ; la deuxième, le travail centré presque exclusivement sur l’œuvre (cf. la collection « Voix Allemandes » chez Belin) ; la troisième, le portrait, vif, élégant, personnel. Le travail de M. Rivière relève de cette dernière catégorie ; cette Vie de Chesterton offre un plaisant aperçu à quiconque ne connaîtrait que de nom ce géant des lettres britanniques, polygraphe infatigable, à la fois humoriste et apologiste, populaire et spirituel. Ses admirateurs auront le plaisir de l’y retrouver, en pied, à l’exacte mesure de sa légende. Ce texte confirme l’œuvre, sans lui conférer plus d’intelligence. Le lecteur bienveillant saura s’en amuser.

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De la valeur en littérature : La littérature à l’estomac, de Julien Gracq

La littérature à l’estomac, Julien Gracq, 1949

J’avais toujours cru que le célèbre pamphlet du stylite de Saint-Florent-le-Vieil concernait les prix littéraires, le monde de l’édition, etc… Idée fausse puisque cet essai, bien plus profond que je ne le pensais constitue avant tout une réflexion sur la valeur en littérature. Dans un pays aussi marqué que le nôtre par la figure de l’écrivain, le prestige social de sa position, son aura quasi-mystique, la question de la valeur d’un texte ne se corrèle pas directement aux goûts des lecteurs. Un écran opaque sépare la perception individuelle du lecteur de l’opinion sociale communément admise. Les écrivains sont sanctionnés dans une forme de bourse des valeurs, qui étalonne leur rang en fonction d’impératifs n’ayant que peu à voir avec le contenu de leur œuvre. La littérature compte moins pour elle-même que pour ce qu’elle représente : l’avis que s’autorisent les lecteurs, en public, dépend d’une cote, variable, d’une aura sociale. Le discours commun ne repose pas sur le goût, mais sur une interprétation objectivée par quelques spécialistes autorisés. Pour Gracq, le jugement littéraire en France, par le prestige, le classement social qu’il suppose, dépend de facteurs extérieurs à la seule réception subjective du lecteur. Plutôt que d’admettre qu’il ne goûte pas l’auteur réputé, le français préfère attendre de voir où va le vent avant d’émettre un avis public. La conversation littéraire, entre complices du jeu social, a pris le pas sur l’indépendance du lecteur. Entre membres des mêmes chapelles, il est bon de se reconnaître en quelques auteurs majeurs dont le seul énoncé crée une collusion immédiate, une connivence sociale, une reconnaissance mutuelle. Prétendre que l’on aime un auteur et pas un autre, c’est se situer, créer de la distance avec l’extérieur, resserrer les liens avec ses semblables, émettre une forme d’aspiration plus sociale qu’esthétique à être reconnu comme un « homme de goût ».

D’un côté, le vil, le commercial, l’indigne ; de l’autre, le noble, l’esthétique, le digne. Dans des pays moins réceptifs au rôle éminent de la littérature, l’émission d’un jugement ne conditionne pas le positionnement social. Ici, par la position historique de l’écrivain, de l’homme de lettres dans notre culture, le jugement est biaisé par un ensemble d’éléments qui altèrent notre faculté de jugement. Le goût est aliéné par le symbolique. Le nombre des lecteurs capables de s’exprimer à bon escient sur une œuvre est tellement restreint que, de peur de déchoir dans le regard de ses contemporains, le français préfère chercher la caution du spécialiste avant d’émettre un avis. La multiplication sans fin des œuvres de l’esprit a éradiqué les généralistes. D’un côté, des spécialistes, refermés sur un domaine plus ou moins étroit, parlant d’autorité ; de l’autre, les non-spécialistes, qui, ne pouvant maîtriser le segment de savoir du spécialiste, se réfèrent à son autorité littéraire comme ils se référeraient à l’autorité du physicien en matière de nucléaire. Quelques groupes ont émergé, souvent liés à des appartenances idéologiques et philosophiques – nous sommes en 1949, en pleine vague existentialiste – et ils profitent d’une position intellectuelle dominante pour cadenasser une société cultivée extrêmement sensible aux jugements de valeurs des autorités reconnues. Une compétition, mi-littéraire, mi-politique, entre des discours sur le monde, aboutit alors à une campagne permanente, pour élire le Président de la République des Lettres. A la bourse des valeurs, chacun compte ses soutiens et le camp majoritaire s’arroge le monopole de l’interprétation, du façonnage de l’opinion. Les modes littéraire se succèdent au gré du rapport de force sur la place parisienne. Le lecteur cultivé, acceptant cette littérature dégradée, au contenu plus philosophico-politique qu’esthétique, n’est alors plus à même d’émettre des jugements sensibles. Tout discours littéraire est parasité par des éléments extérieurs. Certains écrivains obtiennent, par ce biais, une surface d’exposition incomparable. A moins de pouvoir mobiliser une petite troupe d’admirateurs fervents, de disposer d’une audience motivée pour le défendre, l’auteur qui refuse de participer à cette foire aux bestiaux n’a que peu de chance de conquérir le public : dans cette course aux armements littéraires, sa défaite sociale est inéluctable. Elle ne signifie pourtant pas la défaite artistique. L’auteur qui dispose d’une situation, reconnu par ses pairs, par le public comme un intellectuel – Gracq ne prononce pas le mot – aspire à la postérité et à l’absolu autant que les autres.  Il n’est pas certain que sa position sociale du jour l’assure réellement de cet instant irrespirable, ce quite de l’éternité. Le dernier demi-siècle a plutôt confirmé ce pronostic gracquien.

Encore aujourd’hui, dans les franges cultivées, la perception littéraire est brouillée par des interférences symboliques. Par rapport à l’époque de rédaction de la Littérature à l’estomac, l’idéologie semble avoir perdu son rôle perturbateur dans la réception des œuvres. L’époque se caractérise presque par l’absence de grand mouvement littéraire et artistique, l’adjectif « contemporain » a dévoré l’ensemble des mouvements dans un immense conglomérat que les plus hardis qualifieront de post-moderne. Une sorte de présent continu, écrasé par les montagnes culturelles du passé, dans lequel il paraît difficile de discerner des tendances avant-gardistes solides. C’est l’aspect le moins actuel du petit livre de Julien Gracq. A contrario, ses développements quant au rôle social de la littérature, comme moyen de distinction symbolique, en France, me paraissent encore applicables à la situation présente. Le français passe plus de temps à parler littérature qu’à en lire, à distinguer le bon grain de l’ivraie dans des name dropping parfois bien éloignés de ses goûts profonds. Face aux avis péremptoires et intéressés, Gracq évoque la possibilité, non d’une impossible suspension du jugement, mais d’une restriction, d’une mise à distance, d’un retrait. Une subjectivité informée, à la fois modeste et rigoureuse, personnelle et argumentée, naissant d’une lecture attentive et la moins socialement biaisée possible, me paraît toujours être la meilleure approche possible du fait littéraire.