Lire Machiavel II : Joint d’une inconcevable jointure

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Statue de Nicolas Machiavel, Lorenzo Bartolini (1777-1850), Piazzale degli Uffizi

Voici la deuxième des trois parties de ma note sur Machiavel, centrée sur quelques-unes des étranges contradictions d’une pensée qu’on croit de prime abord cohérente, faite d’un seul tenant, fondée sur un seul postulat et qui s’avère plus « reptatoire » et « sournoise » qu’annoncé, une fois pénétrée en profondeur. Je pense que cette partie, plus naturelle sous mes doigts lors de la rédaction de la note, est meilleure que la première.

Je tiens d’ailleurs à m’excuser pour les quelques fautes (toutes corrigées, j’espère) présentes dans la première partie vendredi : sa recomposition a été pénible et certains segments n’avaient pas été suffisamment relus.

Vers la fin des Histoires florentines, dans un de ses plus beaux portraits, Machiavel dit de Laurent le Magnifique, son contemporain mort en 1492, qu’il semblait « joint d’une inconcevable jointure ». L’expression frappe par sa répétition même. Deux êtres distincts se conciliaient en lui : le mécène généreux, ouvert, munificent ; l’homme d’État, manipulateur, opportuniste, suborneur. D’un côté, Laurent incarnait l’insouciance de pouvoir et la libéralité dissipée ; de l’autre, pourtant, il tenait une ligne ferme, décidée et cohérente, amorale au point de paraître n’être qu’une prémisse des leçons machiavéliennes. On comprend que le Florentin se soit étonné de la conjointure, inconcevable, de ces deux modèles : le « Père de la patrie » et le « Fils prodigue ». Mais cette formule contradictoire, n’aurait-il pas pu l’attribuer à ses propres travaux ? Certes, son œuvre paraît particulièrement cohérente à qui la lit en entier, construite d’un seul tenant, sur quelques postulats constants, et ce malgré des morceaux inachevés et la présence de pièces n’ayant pas dépassé le stade de l’ébauche. Partout s’observe le couple de la fortuna et de la virtù : dans la Vie de Castruccio, dans les œuvres historiques, dans les pièces de théâtre, dans les œuvres en vers. Signe d’une profonde unité philosophique ? C’est à voir. La pensée de Machiavel apparaît fort paradoxale, comme fracturée entre deux polarités inconciliables – comme l’Italie des Guelfes et des Gibelins. Sans prétendre le moins du monde à l’exhaustivité, j’énoncerai ici quelques-uns de ces paradoxes.

La République ou le Principat ? Nicolas Machiavel est un républicain. Il a servi sous Soderini, il écrit l’éloge de la république romaine, il défend, presque seul de son temps, la supériorité du jugement populaire contre celui des princes. Ici, il annonce préférer les positions conquises par le mérite à celles reçues en héritage ; là, il vénère la vieille République vertueuse des Scipions et de Caton. La République est pour lui, père du pragmatisme, le meilleur des systèmes, non point moralement, mais techniquement – si seulement elle a à sa tête un homme de valeur. Et pourtant, loin de défendre le principe de la représentation collective, en péril face aux monarchies de son temps, il se présente aussi comme le conseiller éclairé des Princes, quelles que soient leurs origines (seigneurs, ploutocrates, aventuriers, soldats) ; il leur offre des conseils amoraux pour éteindre les oppositions, écraser les réticences, emporter l’adhésion ; il leur dit d’abattre les cités, de déporter les peuples, d’exterminer les oppositions (il faut faire le mal en une fois tout de suite, ou périr) ; il fait l’éloge des suborneurs et des manipulateurs, des Borgia et des Castracani contre les hommes de bien, qu’il voit empêtrés dans leurs principes inapplicables (et, hélas, inappliqués). Machiavel, républicain de raison, creuse dans ses écrits la tombe des Républiques ; il dénonce la tyrannie mais donne le mode d’emploi pour la faire naître ; il dit que le Peuple juge mieux que les Princes, mais montre sans cesse les Princes ou les aventuriers bernant le Peuple ; il dit au Prince de ne pas se faire haïr, mais lui propose exterminations, déportations et crimes. Son cœur, s’il bat, semble toujours le faire pour les conquérants, les hommes de décision, les individualités révolutionnaires qui mettent à bas les antiques conventions, au risque du chaos. La concurrence entre eux fera le reste. Ce républicain se fait soutier du principat – et, par ailleurs, contradiction de plus, conseille dans les Discours les républicains pour abattre le prince. Le réalisme méthodologique de Machiavel le conduit à tenir une position illisible, de guide pour tous, et donc pour personne. C’est là une Révolution : la première victoire idéologique du mal nécessaire contre le bien inaccessible ; la première de l’efficace contre le bon ; la première d’un système de pensée naturellement conflictuel contre l’idéalisme moniste.

L’âge d’or : mythe ou réalité ? Machiavel a écrit un immense commentaire des œuvres de Tite-Live. Lui, si critique envers tout ce qu’il voit, lit ou entend, lui qui dénonce à demi-mot les légendes, les miracles et les racontars de son temps, lui qui explore tout d’une ère de mensonge et de crimes parés d’une fausse vertu, se contente de ce que raconte Tite-Live sans remettre en cause un seul instant la pertinence, la plausibilité ou la véracité des faits repris. Pire, il ne paraît distinguer aucunement – et en cela, il perd sa diabolique lucidité – les biais idéologiques ou moralistes de son modèle. Il tend donc à considérer le passé, tel que le raconte Tite-Live comme une donnée incontestable et admirable… tout en reconnaissant très explicitement, à l’avant-propos magistral du Livre II des Discours, que l’homme se trompe à croire les légendes charriées par le passé, que les vieux idéalisent leur jeunesse, que les historiens mythifient le passé et qu’il ne faut jamais s’y laisser prendre. Ce paradoxe est typique des pièges et chausse-trappes de l’œuvre machiavélienne, écrite « entre les lignes », avec des contradictions si effarantes qu’elles ne peuvent être que voulues et signifiantes : que penser d’un auteur se contredisant si explicitement, sinon qu’il y a là un mystère à éclaircir ? Il admire le passé et nous avertit de ne rien en faire ? Leo Strauss tirera de l’examen de ces contradictions et de ces paradoxes un maître-livre. Et il montrera de la comparaison des 142 livres de Tite-Live et des 142 livres des Discours machiavéliens que le commentaire apparemment littéral de l’historien antique cache de nombreuses manipulations, d’effarants silences et de longs détournements. Cet Âge d’or romain n’est plus qu’un reflet mutilé de son modèle originel – un moyen détourné de dire le vrai du présent en s’appuyant, comme l’époque le voulait, sur le vrai (amendé) du passé. En revanche, dans L’Art de la guerre, ce gauchissement sournois disparaît : Machiavel ne se démarque plus de l’Antique, qu’il prend comme seule référence, malgré les progrès contemporains de la cavalerie et de l’artillerie. Sa position le conduit à des absurdités tactiques soulignées par la plupart des stratèges commentateurs de son œuvre ; il y a en lui un révolutionnaire et un réactionnaire, un destructeur et un restaurateur, dont les tendances se heurtent à l’occasion.

L’iconoclaste classicisant. Machiavel est un auteur imprégné d’Antiquité : dans Clizia, il récrit Plaute ; dans La Mandragore, Térence ; dans les Discours, Tite-Live ; dans La Vie de Castruccio Castracani, Plutarque ou Dion Cassius ; dans l’Art de la guerre, les dialogues philosophiques antiques ; dans L’Âne d’Or, Apulée ; dans les premiers chapitres du Prince, et sa frappante typologie des régimes politiques, Aristote peut-être ; dans le fond de ses arguments en faveur des Princes, les Sophistes des dialogues platoniciens. Machiavel n’a pas fait que reprendre la structure et les genres antiques. Il a copié l’éloquence froide des Anciens. Il tient une ligne claire, inédite à son époque à la manière des meilleurs auteurs latins. Il n’ornemente pas, n’exagère pas, n’use presque jamais de superlatifs ; il aime l’élégante parataxe, qui laisse au lecteur le soin d’établir les connexions logiques. Son principal trait est l’aphorisme, qu’il parsème dans ses traités. Il a donc tout, superficiellement, de l’auteur antique, même le scepticisme religieux. Machiavel paraît ressusciter, en toscan, une civilisation morte mille ans auparavant. Et pourtant, il renverse l’Antiquité. Il l’utilise pour mieux la mettre sens dessus dessous. C’est, je l’ai dit, un révolutionnaire. Il jette au sol les vieilles conventions, foule à ses pieds l’idéalisme platonicien, rejette le moralisme hautain et antiplébéien de Tacite comme il amende et gauchit Tite-Live en le commentant. Quant à la pensée chrétienne, il n’en dit rien et ce silence vaut toutes les condamnations (au lecteur de transposer ce qu’il dit des païens sur ce qu’il ne dit pas de l’Église). Machiavel a pris tous les visages de la respectable antiquité, en la vidant de sa sagesse inapplicable, de son goût de la Vérité, et de son sens du tragique. Le voici, le Florentin, séduisant à l’intérieur des formes anciennes et consacrées, leur redonnant vie de tout autre manière : ses pièces font l’éloge de de la manipulation ; ses poésies mêlent Dante et les Latins pour dresser une statue à l’ambition, à l’ingratitude et à l’opportunisme ; quant à ses œuvres historiques, elles naviguent entre l’éloge discret des Médicis, les conseils amoraux et l’exploration brutale des rouages rationnels de l’histoire. Ce n’est pas sans intérêt, bien au contraire ; mais tout cela relève plus de notre époque relativiste que de l’Antiquité « moniste ». Il ne la ramène à la vie que pour mieux l’actualiser diront ses zélateurs, la corrompre, diront ses détracteurs.

La lucidité effusive. Machiavel est aussi par excellence l’analyste lucide et glacial, qui ne s’en laisse jamais conter ; qui juge tout aux faits et aux résultats ; qui ne pense que salut de l’État, politique et pouvoir. À son époque d’idéalisme chrétien – voyez l’iconographie du pouvoir dans les républiques italiennes, comme Sienne ou Florence – cette démarche pragmatique a tout de la rupture. Elle annonce une démarche sinon scientifique tout du moins rationnelle. Les fameux décrypteurs d’aujourd’hui lui doivent tout. Les professeurs de science politique diront, à juste titre, que Machiavel inventa en théorie la raison d’État et qu’il fut le premier, dans l’ère moderne, à juger une action politique non sur les buts qu’elle se proposait d’atteindre mais sur ses résultats effectifs. Il rappelle à l’analyste qu’il ne doit jamais laisser ses affects brouiller l’exercice de sa raison et que l’idéal – et l’idéologie – aveugle l’intelligence. On ne peut pas imaginer cet ancêtre de l’utilitarisme et du pragmatisme moins effusif, moins sentimental. Pourtant, il appelle, à la fin du Prince vibrant, à l’unité de l’Italie – qu’il aurait dû penser impossible ; il écrit des poèmes d’amour galants, conventionnels et sentimentaux, en s’inspirant là de Dante, ici de Pétrarque ; ses lettres nous révèlent un individu touchant, capable envers lui-même d’une gracieuse ironie, qu’il tempère, à l’occasion, de quelques plaintes délicates. Ces traits jurent avec la froideur et la mesure dont il use habituellement. Ils humanisent Machiavel tout en contredisant ses argumentaires les mieux établis : le rhéteur commun, parfois, refait surface, et sape la position du penseur original.

Le capitaine d’insuccès. L’obsession de Machiavel, après l’examen des jeux du hasard et de la virtù, c’est la guerre. Il n’a jamais commandé d’armée, mais en a recruté. Il a accompagné les capitaines de son temps. Il a observé la furia francese et l’acharnement des Suisses, les affrontements armés et les sièges interminables, les défaites imprévues et les victoires inexploitées. Il a très vite vu, en outre, le champ de bataille comme le terrain majeur de l’expérience philosophique : la contingence éternelle de la bataille, la fortuna du choc des armes, face à la virtù des capitaines, leur génie stratégique et tactique. La guerre présente une situation machiavélienne à l’état pur ; elle est déjà la « continuation de la politique par d’autres moyens », elle en est même la plus pure expression. L’Italie d’alors arme des professionnels, les fameux Condottieri, qu’elle lance les uns contre les autres, par manque de troupes propres, par manque, aussi, de tradition militaire. Leur recrutement fait penser au marché du sport professionnel actuel : Florence recrute untel pour une saison, Venise recrute tel autre pour la même saison, et l’année d’après, vice-versa, les uns vont au service des autres et les autres au service des uns. Les républiques marchandes et le Pape emploient des entrepreneurs militaires dont les intérêts, souligne à raison le Florentin, ne correspondent pas toujours aux leurs. Ces soldats, qui n’ont que leur solde pour les motiver, se battent mal, se révoltent, trahissent ou fuient. Les Histoires florentines ne sont qu’une litanie de semi-conflits, avortés dans la débandade d’une troupe mal payée ou dans les langueurs d’un siège mené sans conviction. Machiavel pense donc à lever une armée de citoyens ; Soderini, chef de la République florentine, l’en charge en 1506. C’est un échec terrible. Pire encore, quelques années plus tard, le Condottiere médicéen Jean des Bandes Noires lui propose d’organiser la troupe sur le champ de manœuvres en suivant les préceptes théorico-tactiques de L’Art de la Guerre. Nouvel échec. Qu’un théoricien peine à passer à la pratique n’a rien d’étonnant. En revanche, qu’un homme comme Machiavel, qui prétend comprendre et régenter le réel mieux que quiconque, échoue… et qu’il n’en tienne pas compte (il n’en pipe d’ailleurs pas un seul mot) dans son œuvre est plus étonnant. Le pragmatique n’a pas ici tiré toutes les leçons du réel.

La victime justifiant son bourreau. Machiavel a perdu ses positions publiques en 1513. D’abord relégué hors de la ville, il fut soupçonné d’avoir participé à une vaste entreprise de déstabilisation du nouveau régime. La Seigneurie lui fit subir « l’estrapade », un type d’interrogatoire que je ne souhaite à personne. Torturé six fois en 1513 pour raison d’État, alors qu’il était probablement innocent, Machiavel parvient néanmoins à justifier, dans ses écrits l’usage même de cette raison d’État, de la violence et des armes de gouvernement les plus extrêmes. N’est-il pas paradoxal de voir une victime donner les armes théoriques pour comprendre et légitimer le travail de son bourreau ? Là est, à mon sens, la partie la plus visible de l’inconcevable jointure qui relie l’homme au théoricien. Sa froideur théorique le conduit à justifier les abus dont il a été victime ; son pragmatisme dépassionné éclaire d’un jour glaçant son expérience humaine. Si un homme battu, dominé, écrasé par l’État, donne les armes théoriques à celui qui le bat, il n’y a plus de bien possible – les bourreaux eux-même ne dénonceront jamais leurs crimes. Un abîme s’ouvre avec Machiavel jusqu’à notre époque, celui de la complicité de l’intelligence et du crime.

Conseiller ses ennemis. Et pour conclure dans ce catalogue incomplet des apparentes contradictions machiavéliennes, il faut avoir à l’esprit que ce républicain intransigeant, une fois en exil, ne fera qu’essayer de revenir dans l’estime de ceux qui l’ont chassé, les Médicis, à qui il dédie ses meilleurs textes. Bien sûr, Machiavel n’était pas un farouche défenseur de Soderini, qu’il trouvait faible, ni de la république collégiale, qu’il estimait plus faible encore. Néanmoins, ses idées ne le poussent pas à la défense de la ploutocratie médicéenne et de sa tradition de corruption : ce n’est pas ainsi que revivra l’Italie. Il doit le savoir, mais dit l’inverse, par une forme de courtisanerie et de sujétion d’autant plus déplaisante qu’elle émane d’un grand lucide. Il devait savoir qu’il se dégradait à ramper ainsi. Pourtant, il faut l’admettre, ce ne fut pas là son premier mouvement. Il pensa un temps imiter Dante et son Enfer : dans L’Âne d’or Machiavel montre, avec un ton sarcastique, ses ennemis changés en animaux par Circé – mais il n’achève pas son travail poétique. La vengeance littéraire ne lui suffit pas, il n’est pas Dante, elle n’est qu’un pis-aller ; il lui faut revenir rapidement au service de l’État. Alors il livre à qui veut ses conseils, les gâche auprès de gens qui n’en feront rien, et force est d’admettre qu’ils sont souvent d’une pertinence remarquable : la lettre qu’il adresse à son « ami » Vettori pour analyser la situation internationale à la veille de Marignan est admirable de pertinence et d’intelligence, d’autant plus que le diplomate est « hors circuit ». Ce tacticien remarquable offre donc ses conseils à ses ennemis. Il explique comment trahir ; il décrit peu après comment déjouer les trahisons. Il montre comment devenir un tyran… et comment renverser une tyrannie. À force de neutralité et de retrait objectif, dépassionné et lucide, il finit par nuire à ses propres intérêts – et donc remettre en cause une partie de son enseignement – qui mettait l’intérêt de l’individu au cœur de l’action.

De ces quelques paradoxes, le lecteur s’étonne un peu. Comment peut-on être ce monstre de lucidité et d’intelligence et pourtant se contredire à ce point ? Et je ne compte pas les exemples étonnants, peu convaincants ou contradictoires qu’il instille au fil de ses livres. Machiavel serait-il avant tout inconstant, incohérent, paradoxal ? Je ne le crois pas. Beaucoup de ces paradoxes n’en sont pas, si on les soumet à une fin première, la sienne : retrouver la conduite des affaires de l’État. Il maintient toujours sa ligne politique autour de plusieurs grands pôles : le sacre de la raison d’État, le réalisme intérieur et international, un mélange de prudence et d’opportunisme, une analyse révolutionnaire des buts et des moyens de l’État. Il prive de base morale sa réflexion pour ne plus l’appuyer que sur quelques postulats sûrs (la méchanceté foncière de l’homme, son ambition, sa lâcheté, sa peur) et un mécanisme historique relativiste, anti-providentialiste, fondé sur la contingence et le libre-arbitre. Ses atours classicisants ne sont que des moyens rhétoriques ; ses expériences malheureuses avec le faible Soderini (qu’il ne se prive pas de critiquer) ne prouvent rien ; son objectivité est d’autant plus notable qu’elle montre qu’il sait tenir la balance égale entre amis et ennemis, qu’il pense prouver sa neutralité, et favoriser ainsi son retour aux affaires. Cette « inconcevable jointure » passe là : entre le penseur et l’homme, entre le fonctionnaire « objectif » et l’homme privé. Dans sa plus célèbre missive à Vettori, il explique, non sans ironie, qu’il endosse chaque soir, chez lui, ses habits de diplomate pour entrer en commerce avec les Anciens. Eh bien je crois que cette lettre peut tout de même expliquer une partie des contradictions machiavéliennes : cet homme, si sincère en apparence, n’est pas d’un seul tenant. Il est le premier à avoir si fermement séparé son existence privée de son existence publique et il le fait à une telle profondeur que, pour obtenir la confirmation de ses théories, le penseur Machiavel aurait peut-être été jusqu’à condamner à mort l’homme privé Machiavel. Ne voit-on pas là une merveilleuse nouvelle, jamais écrite, de Kafka ? Et la victime de la raison d’État peut parfaitement composer un éloge de la raison d’État sans perdre pied, sans, non plus, que son texte s’effondre sur lui-même.

Selon moi, Machiavel est bien « joint d’une inconcevable jointure », fractionné en deux parti(e)s, comme les villes italiennes de l’époque. Et l’homme Machiavel peut admirer l’Antiquité, faire l’éloge de la vertu de Scipion, s’inspirer des Romains et des Grecs dans toutes ses œuvres, et, en même temps, laisser le penseur qui est lui mettre ce classicisme par terre, le renverser, avec une sorte de perversion obstinée, aussi constante que subtile. Il utilise tout le répertoire de la pensée classique non pour le relever mais pour l’annuler, pour établir un nouvel ordre, celui que d’autres iront chercher dans ses écrits, un ordre relativiste, amoral, pragmatique et, néanmoins, par son hostilité à la Providence, favorable au libre-arbitre.

La troisième partie tentera d’explorer (à sa modeste mesure) les bases philosophiques de la pensée de Machiavel.

Sur l’approbation venue du mauvais côté, par Hans-Magnus Enzensberger

Même si ses exemples sont un peu datés, ce passage d’un vieil article de M. Enzensberger – auteur dont je goûte assez, sans toujours la partager, l’hétérodoxie vivifiante – rappelle quelques règles fondamentales dans l’exercice de ses facultés critiques, trop souvent oubliées pour des motifs tactiques à la petite semaine.

Les éclatantes contradictions internes que notre civilisation offre au premier regard sont communément, et non toujours à tort, ressenties comme autant de menaces. Mais, en même temps, elles garantissent les libertés qui nous restent. Tant que ces contradictions peuvent se manifester, il est possible de modifier la société sans la détruire. C’est seulement lorsque, par la violence, on les étouffe, lorsque la communauté nie ses antagonismes et se donne pour monolithique, que disparaît la possibilité d’une révision. Le seul monde qui soit d’accord avec lui-même est le monde totalitaire.

La critique suppose les contradictions du réel, elle y trouve son point de départ et ne peut être elle-même exempte de contradictions. L’attention est appelée là-dessus par le reproche qu’on lui fait de susciter « l’approbation venue du mauvais côté ». Quiconque s’exprime publiquement entend une fois ou l’autre ce reproche ; rares sont ceux qui ne sont pas une fois ou l’autre tentés d’éviter cette approbation, d’en tenir compte, ainsi que de tous ceux qui leur imputent ce dont ils ne peuvent répondre : l’opinion de leur public.

Il est aisé de voir que la critique, dans les conditions actuelles, doit user de tactique ou se taire ; mais cette règle cesse d’être vraie et devient une échappatoire si on la détache de ce qui la fonde. Prise abstraitement et absolument, elle prive la critique des conditions nécessaires de son existence. Il faut marquer ici une limite à l’attitude tactique, esquisser la forme que doivent prendre tous les calculs où l’un tient compte de « l’approbation du mauvais côté ».

D’abord ces calculs supposent que le critique a pris parti avant même de se mettre au travail ; ce qu’il voudrait tout d’abord démêler, on le lui met dans la bouche et on lui trouve tout de suite les mots pour le dire. Aucun doute non plus, dès l’abord, sur le nombre de façons qu’il peut y avoir de voir la réalité. On n’a le droit de compter que jusqu’à deux… Le terme de « fausse approbation » se rapporte à un monde rigoureusement symétrique, d’où les nuances sont bannies ; il tente de tirer le critique toujours vers le même camp, le blanc. Là il peut parler aussi longtemps qu’il veut. Les membres de son parti n’ont pas le temps de l’écouter. Ils sont trop occupés à épier les signes d’approbation dans le camp noir, le camp ennemi. De cette façon, ils font de leurs ennemis les arbitres de leurs propres discours. Peu importe ce qui, dans les propos de leur porte-parole, est vrai ou n’est pas vrai ; une critique qui, par tactique, s’engage dans de telles règles de jeu et s’incline devant elles, devient parfaitement fongible.

Ce qui est utile à l’adversaire doit être soigneusement évité. Le sens de cette phrase apparaît clairement si on la retourne : ce qui est utile aux gens de notre bord doit se faire ou se dire. La forme de ces deux propositions est totalitaire.

Cette façon de parler de l’approbation venue du mauvais côté et le fait d’exiger du critique qu’il ait à s’en garder montrent combien, à la suite de la guerre froide, les schémas totalitaires ont envahi nos façons de penser. En Allemagne, pays coupé en deux [l’article de Hans-Magnus Enzenseberger a été écrit en 1957], on les rencontre quotidiennement. Que quelqu’un (a), en République Fédérale (A), exprime une critique contre un dirigeant (X) de son propre pays, on déduit des applaudissements qui accueillent ses paroles en République démocratique allemande (B) qu’il apprécie (B) outre mesure. Si (a) a quelque chose à reprocher à un dirigeant nommé (Y) qui exerce dans (B) : il a en (A) un certain succès et on le tient automatiquement pour un partisan de (X). Celui qui raisonne ainsi ne remarque pas, la plupart du temps, qu’il traite (A) et (B) comme deux paramètres tout à fait équivalents.

Mais ce n’est pas tout. Même des personnes qui savent faire la différence entre (a) et (A) et entre (A) et (X) adoptent souvent un schéma semblable. Rangent-elles, disons (X) et (Y), l’un et l’autre du « mauvais côté », il en résulte qu’on ne peut plus du tout parler isolément de ces deux hommes. Tout propos tenu contre (X) pourrait en effet compter sur l’approbation de (Y) est inversement ; il est donc selon la logique totalitaire du schéma, à rejeter. À quel point sont vivants – et mortels – ces formalismes en Allemagne, tout regard jeté sur la presse d’aujourd’hui nous l’apprend. Naturellement ces symboles peuvent représenter n’importe quelles oppositions (patrons / syndicats ; « Bonn » / opposition contre « Bonn », etc.)

La peur d’être « approuvé par le mauvais côté » n’est pas seulement oiseuse. C’est une caractéristique de la pensée totalitaire. Une critique qui lui fait des concessions ne saurait se justifier par aucune considération de tactique : c’est une critique débile.

H.-M.Enzensberger, Second supplément au « Langage du Spiegel »Culture ou mise en condition ?, Les Belles Lettres, coll. « Le goût des idées », 2012, pp. 96-98 (Trad. Bernard Lortholary)

« Lord Joe » : le Cahier de l’Herne consacré à Joseph Conrad

Gdynia, Conrad

Statue de Joseph Conrad, Gdynia, Pologne, par Wawrzyniec Samp, Danuta Koseda et Zdzisław Koseda (1976).

Cahier de l’Herne n° 109, Joseph Conrad, dirigé par Josyane Paccaud et Claude Maisonnat, Éditions de l’Herne, 2015

Fondés par Dominique de Roux, repris et développés par Constantin puis Laurence Tacou, les « Cahiers de l’Herne » proposent tous les deux ou trois mois, un long parcours critique, philosophique, littéraire, intellectuel consacré à un auteur particulier. Cette entreprise approche de son cinquantenaire, ce qui représente, dans le milieu de l’édition, une longévité remarquable. Ces volumes sont collectifs (contrairement aux passionnantes études poétiques publiés jadis par Seghers dans la collection « Poètes d’aujourd’hui »). Les contributions y sont fort nombreuses, les axes de lecture très diversifiés et l’ensemble, à défaut, parfois, de présenter une harmonie parfaite, forme un panorama aussi nuancé qu’étendu sur une œuvre pensée comme majeure. Le Cahier s’adresse au grand public cultivé, sans trop verser dans l’hyper-spécialisation universitaire, ni dans la superficialité bavarde, deux écueils fréquents du méta-discours sur œuvres (en résumé : le thésard vétilleux contre le critique amateur d’esbroufe). On dit souvent que la gloire littéraire, en France, passe par l’entrée dans la « Bibliothèque de la Pléiade » ; on n’a que trop peu noté la forme de consécration que représente aussi, à sa façon, l’exploration d’une œuvre par un Cahier de l’Herne. L’histoire littéraire des années 60-70 a retenu que les Éditions de l’Herne furent à l’avant-garde de la (re)découverte critique de Céline, de Musil, de Pound, d’Ungaretti, de Burroughs, ou de Kraus. Si les Cahiers ont, depuis ces premiers pas littéraires hétérodoxes, réorienté leurs pas vers la philosophie et la pensée au sens large (Nietzsche, Derrida, Baudrillard, Schopenhauer, Heidegger, Steiner, Girard, Foucault, Chomsky, Lévi-Strauss, etc.), ils ont continué à proposer, de loin en loin, des recueils sur des écrivains majeurs (récemment Singer, Camus, Vargas Llosa ou Kafka). La gloire littéraire de Joseph Conrad semble un peu passée de mode ces dernières années, elle justifie néanmoins amplement ce riche Cahier. Un mot personnel, avant d’entamer cette note : la lecture de Lord Jim, à mes stupides vingt ans, a redonné goût à la littérature au lecteur que je suis et qui, à l’époque, ne parcourait plus guère que des ouvrages d’histoire, de sciences humaines ou d’actualité. Il est peu de livres dont je puisse avancer, avec certitude, qu’ils eurent un effet majeur sur ma vie, ma perception du monde, mes enthousiasmes intellectuels et mes centres d’intérêt. Je compte pourtant, parmi cette poignée de textes décisifs, deux du même Joseph Conrad : Lord Jim, bien sûr, et le magistral Nostromo, que je tiens pour l’un des plus grands livres du siècle. Je n’ai d’ailleurs pas compris, entre parenthèses, qu’un des contributeurs anglo-saxon du cahier jugeât ce livre, comme si cela allait de soi, « impossible à terminer ».

Que dire de la vie de Conrad qui ne soit déjà connu ? En matière de faits et de « biographèmes », le Cahier, et c’est une relative déception, n’ajoute rien pour qui a lu l’excellente biographie de Z. Najder aux éditions Criterion (hélas épuisée). Il n’y a là rien d’inédit. Jeune noble polonais, issu d’une famille proscrite lors des révoltes patriotiques contre la domination russe, Teodor Korzeniowski perd ses parents durant sa petite enfance. Élevé par son oncle, T. Bobrowski, il décide, à l’adolescence, de devenir marin. Il passe quatre ans à Marseille, apprend un peu le métier, perfectionne son français, rencontre le modèle corse de Nostromo, mène une vie mouvementée et perd beaucoup d’argent au jeu. Après une tentative de suicide ratée, aux motivations obscures – Conrad était sujet à de récurrents accès dépressifs – il s’engage dans la marine marchande britannique. Il passe près de vingt années sur les mers, franchissant grade après grade, échelon après échelon, jusqu’à son bâton de maréchal : le capitanat de marine. Il ne fera qu’un seul voyage comme capitaine. En effet, une autre carrière l’appelle. En parallèle de cette ascension professionnelle, le Polonais devenu Britannique commence à écrire. Avec La Folie Almayer, son premier roman paru, s’ouvrent trente ans d’écriture et la création d’œuvres majeures du patrimoine littéraire anglophone. Bien que né polonais, et très à l’aise en français – qu’il parle avec un accent provençal – Conrad choisit pour son art la langue anglaise. Son œuvre est tout entière écrite dans cette langue – excepté la correspondance familière, souvent en français. L’anglais de Conrad, marqué par de fréquents gallicismes, n’est pas sans présenter au lecteur anglophone quelques difficultés, difficultés dont nous n’avons pas nécessairement idée, nous francophones qui le lisons dans les habiles traductions françaises de Gide ou de la Pléiade. Paradoxalement, cet anglais latinisé, sombre et sinueux, est plus proche du français, peut-être que de l’anglais, au moins de matière structurelle.

Influencé par sa lecture de Maupassant ou de Flaubert, Conrad a mis dans la langue anglaise quelque chose qui n’y était pas avant lui, un souci de la forme, une rigueur, une méthode. N’écrivant pas dans sa langue maternelle, il eut à se battre, toute sa vie durant, pour donner une forme précise à une matière rétive, qui ne lui était pas naturelle. D’où, peut-être, cette image d’écrivain ardu, laborieux, difficile, tortueux, noir, qu’il a auprès des anglo-saxons – et que confirment les diverses contributions du Cahier, concordantes sur ce point. Certains notent qu’il dut moins son succès public à son style et son audace narrative, à sa pensée ou à sa méthode, qu’à ses thèmes, alors à la mode : l’aventure, la mer, l’homme. C’est faire bon marché de la profondeur de Conrad, signalée par les meilleures contributions du Cahier. Subtilement, sans toujours s’en rendre compte il a pointé, dans l’espace significatif du récit de fiction de profondes réalités philosophiques et éthiques, en contraste avec les bavardages scientistes et positivistes de son temps. Dans ses récits, il montre, par exemple l’incompréhension radicale et totale entre les hommes (avec la formidable scène de Nostromo entre Sotillo et Hirsch, fort bien étudiée par André Topia, ou encore le dialogue de sourds entre Verloc et sa femme dans L’Agent Secret). Il s’interroge, dans Lord Jim, sur la dialectique entre nécessité de l’exigence personnelle et possibilité de la déchéance éthique. Avec Au cœur des ténèbres, il explore la persistance du mal absolu, et ce malgré le progrès scientifique, technique, civilisationnel. Dans les écrits de Conrad triomphe un pessimisme métaphysique, tempéré par une sensible affection envers les individus. Si les thèmes conradiens sont masculins, avec ces histoires de bateaux, de naufrages, de traversées au long cours, de colonies lointaines, de vengeances exotiques, ils ne doivent pas tromper sur la valeur de l’œuvre, fermement arrimée à une perspective éthique que dissimule à moitié une véritable maestria formelle (à condition d’en apprécier la lenteur).

La narration seule des textes de Conrad, malgré ses audaces (pour l’époque) ne justifiait pas la pérennité de son œuvre. Il fallait autre chose, une matière riche, qui dépassât le strict divertissement sans verser dans le schématisme allégorique. C’est ce qu’il offrit dans ses meilleurs livres. La reconnaissance de lecteurs aussi exigeants que Henry James ou Virginia Woolf, que Saint-John Perse ou Valéry Larbaud, a fait de Conrad, pendant un temps, un écrivain pour happy few, un écrivain pour écrivains. Sa complexité narrative, son immense capacité à multiplier les points de vue, à les enchevêtrer, à les faire se confronter, son talent presque cinématographique de montage narratif, surprirent les lecteurs de son époque autant qu’ils ravirent ses pairs. Parmi eux, Henry James, Stephen Crane, Ford Madox Ford (avec qui il collabora le temps de livres mineurs), ou H.G.Wells… En avance techniquement sur son époque, Conrad a influencé au moins deux grandes aires littéraires : l’Angleterre et la France, où il fut rapidement placé très haut par nos meilleurs écrivains. Paul Claudel, pourtant peu amateur de romans, signala en 1911 ses livres à André Gide, qui le lut, un temps du moins, avec une admiration non dissimulée : la réputation française de Joseph Conrad était faite. Soutenu par la NRF, traduit en français de son vivant, il y était reconnu dès l’immédiat après-guerre. Ses rapports avec la France font l’objet de la 4e partie du Cahier, avec des articles plutôt intéressant sur ses influences littéraires (quatre principales : Maupassant, Flaubert, Loti, France), son rapport à la langue française, aux paysages français ou aux auteurs français. J’ai noté, dans ce Cahier, la critique aiguisée (et pertinente) que Conrad fit du premier volume d’À la recherche du temps perdu et qui démontre son intérêt jamais éteint pour la littérature française – qu’il contribua, comme Thomas Hardy son contemporain, à infuser plus en profondeur dans le corps rétif de la littérature anglaise.

Conrad abandonna la marine à près de quarante ans au profit de la littérature. C’était là une entrée tardive dans la carrière. Elle n’en pâtit pas, étant donné la taille du corpus final (cinq tomes en « Pléiade » et neuf de Correspondance, jamais traduite). Son premier roman, La Folie Almayer, connut un succès raisonnable, suffisant pour que l’auteur pensât possible de continuer dans cette voie. Devenu « Joseph Conrad », son nom de plume, il laissa de côté sa carrière de marin – qui néanmoins lui fournit le décor et la matière de ses meilleurs livres, au point que certains classent Conrad parmi les « écrivains de marine » (comme il existe des peintres de marine). Si la reconnaissance publique fut quelque peu longue à venir, et ne consacra pas nécessairement ses meilleurs textes, elle lui permit de vivre de son art, non sans frayeurs financières parfois. On a souvent décrit sa carrière en accent circonflexe, avec une montée en puissance, un pic de créativité et d’excellence comprenant Le Nègre du « Narcisse », Au cœur des ténèbres, Lord Jim et, éventuellement, Nostromo, puis un déclin. Les contributeurs du Cahier semblent, en grande majorité, se rallier à cette opinion : plusieurs articles explorent, non sans acuité, les enjeux du Nègre, de Lord Jim et de Heart of Darkness. En revanche, Nostromo, Sous le regard de l’Occident et L’Agent secret semblent un peu moins hautement estimés. Quant aux œuvres de la fin, La Flèche d’Or, Frère-de-la-côte, La Rescousse, etc., excepté Edward Said, dont on connaît la défense du late style des grands artistes, et un article, d’ailleurs mitigé, de Hugh Epstein, il n’en est pas dit beaucoup de bien. Au cœur des ténèbres, texte décidément phare de la carrière de Conrad, se voit consacrer plusieurs articles (Hillis Miller, Rancière, plus une bonne étude de François Galix, centrée sur l’adaptation cinématographique qu’en fit M. Coppola, Apocalypse Now). La polémique sur le racisme supposé de ce texte, pourtant dénonciateur de l’entreprise coloniale au Congo, occupe quant à elle une petite part du Cahier. Je suis resté assez dubitatif, d’ailleurs, à propos de cette attaque, déjà ancienne, de Chinua Achebe contre Conrad, soit que le texte du Nigérian ait été mutilé, soit que son explication ait été dès l’origine superficielle ; on discerne bien la polémique, on peine à y voir une quelconque démonstration.

Que dire de l’organisation du volume ? Elle compte sept sections, de tailles inégales : la jeunesse (rien de neuf pour qui a lu Najder) ; l’œuvre (examen solide et profond, quoique fragmenté) ; le théâtre (avec une pièce inédite – plutôt mineure – tirée d’une nouvelle) ; le rapport à la France (intéressant) ; le rapport à la pensée (la meilleure part du Cahier) ; le rapport à l’histoire (de qualité variable) ; la postérité littéraire et cinématographique (inégal). Les contributions forment quoi qu’il en soit un ensemble d’un honnête niveau. Je pense notamment aux synthèses des rapports de Conrad avec Schopenhauer, avec l’impérialisme, la langue française, la criminologie, Ford Madox Ford, l’anarchisme, ou encore le discours scientifique, etc. Le Cahier appelle, par son principe, la fragmentation de l’œuvre en cinquante ou soixante regards différents ; il est néanmoins appréciable que les contributions présentent un intérêt, une profondeur et une acuité équivalente. Ce n’est pas toujours le cas. La disparité et la brièveté des textes contribuent à l’impression de diversité, parfois d’hétérogénéité. L’intéressant témoignage du scénariste du film avorté Nostromo, Christoper Hampton côtoie ainsi un extrait (pénible) d’Il faut beaucoup aimer les hommes de Marie Darrieusecq ; l’accessible et prosaïque étude de Keith Carabine sur les finances de Conrad, aussi passionnante soit-elle, contraste avec l’étude musicologique serrée du travail de Philip Glass sur la bande originale du film L’Agent secret ; l’analyse de la vue chez Tourgueniev et Conrad paraît un peu superficielle quand la réflexion de Jacques Rancière sur « l’inimaginable » exige du lecteur une attention de tous les instants ; quelques articles frôlent l’exercice d’admiration alors que l’extrait d’un texte, violent, de Chinua Achebe suggère, à l’inverse, un racisme latent chez Conrad (une partie du cahier est consacré, je l’ai dit, à cette (fausse) polémique). Comme le lecteur trouve de tout dans ce volume, il pourra apprécier, selon sa propre sensibilité, la valeur des contributions. À titre personnel, je ne regretterai que trois choses. Quelques traductions non pas fautives, mais hâtives, accrochent parfois l’œil (je pense au texte de Colm Toibin, qui eût pu être encore lissé, ou à quelques extraits, de-ci de-là). Il manque une contribution synthétique sur la réception générale de Conrad et la postérité de son œuvre (qui aurait pu prendre la place occupée par le bavardage de Mme Darrieusecq). Enfin, il faut tout de même reconnaître que l’article le plus long du volume (dix pages) est aussi le moins intéressant. Si je ne conteste pas à Mme Pesso-Miquel la pertinence de son sujet (les échos d’Au cœur des ténèbres dans le roman d’une romancière indienne contemporaine, Arundhati Roy), je pense que son texte prend une place disproportionnée par rapport à sa centralité dans la réflexion conradienne. Ce sont là des péchés véniels et le Cahier mérite d’être consulté par quiconque s’intéresse à Joseph Conrad. Il éprouvera, à la fin de sa lecture, une grande envie de relire les textes de l’auteur de Nostromo et de Victoire ; il le fera l’œil plus aiguisé, l’esprit plus alerte, l’intelligence plus disponible. Que demandait-il de plus ?

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Post-scriptum : Cette note est la 300e de l’histoire du blog. Je ne pensais pas atteindre un jour ces rivages – surtout après avoir abandonné l’entreprise pendant trois ans. Si je n’éprouve pas de particulière fierté à avoir bavardé ainsi d’histoire, de littérature, de poésie et, plus largement, de livres, sur des dizaines et des dizaines de milliers de mots, je suis néanmoins content de constater que, mises bout à bout, toutes ces notules et chroniques font masse. À défaut de virevolter, lumineux, dans le tourbillon du sens, j’ai creusé, à ma manière épaisse, un sillon dans la riche terre de mes livres. Je pense avoir ainsi lu moins bêtement : j’ai agi comme si la lecture exigeait de moi une sorte de récapitulation écrite pour atteindre sa pleine pertinence. Bien évidemment, j’ai lu d’un certain point de vue, et je n’ai pas ici travaillé dans le sens d’une illusoire objectivité ; ce n’est pas là travail universitaire, neutre, destiné à être jaugé, évalué et corrigé par meilleur que soi. Je n’aurais pas la hardiesse d’y prétendre. Ce n’est ici que besogne hâtive et limitée d’amateur. La quantité de mes notes supplée sans doute leur qualité ; l’une est plus aisée à atteindre que l’autre, elle n’exige qu’assiduité et régularité quand l’autre réclame talent, mérite, intelligence, sagesse, et bien d’autres qualités si difficiles à acquérir et dont je me sais fort dépourvu. Ce site présente donc tous les défauts que je lui ai imprimés, et ils sont nombreux (ne me les énumérez pas, je les sais mieux que vous) ; je remercie à nouveau chaque lecteur-et-lectrice pour la bienveillance qu’il a pu manifester par le passé en me lisant. Je ne peux guère me défendre de tous les vices de cette entreprise sinon en soulignant que c’est là le résultat des efforts d’un modeste lecteur anonyme, d’un individu moyen, « sans qualité » et qu’à ce titre, au moins, toute fustigation punitive devra (tout du moins je l’espère) lui être épargnée. Je sais bien qu’il y a de la présomption, au fond, à rajouter des mots aux mots, du bruit au bruit, du vacarme au vacarme. Qu’on me pardonne au moins cette présomption-là, car je m’y suis livré de bonne foi, en espérant faire vivre, dans mon petit coin anodin du monde, mes lectures.

« Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer » : Le Persan, d’Alexander Ilichevsky

Shirvan

Le Persan, Alexander Ilichevsky, Gallimard, 2014 (Trad. Hélène Sinany, Première éd. originale 2010 ; Titre original : «Перс»)

Je m’étonne souvent du vacarme médiatique autour de certains livres, qui pour le dire à la manière épicière d’un Olivier Adam « ont la carte ». Ils génèrent un bruit disproportionné au regard de leurs qualités formelles, littéraires ou philosophiques. Pendant deux, trois ou quatre semaines, les milieux spécialisés ne parlent que d’eux et de leurs auteurs, ces écrivains à-lire-de-toute-urgence. Radio France, Le Monde, Libération, L’Obs, Le Figaro, Lire, Le Magazine Littéraire, etc : unanimité, univocité, conformité. Ils sont partout, admirés, révérés, promus, comme si les critiques devaient avoir tous les mêmes goûts, les mêmes sensibilités, les mêmes préférences ! Si le dernier Toussaint plaît, il plaît partout. Si le dernier Échenoz a convaincu l’un d’eux, il les convaincra tous. Si le dernier Ernaux se voit accolé l’épithète « incontournable », tous le répéteront jusqu’à la nausée. Et si des 300 romans traduits, c’est le dernier Ford, le dernier Roth ou le dernier Salter qu’a aimé le Monsieur Critique du Monde, on ne parlera, là et ailleurs, que de lui. Leurs romans sont les-livres-qu’il-faut-avoir-lus-ou-fait-semblant-d’avoir-lus pour être à la page. Les photographies de leurs auteurs, compassées ou affectées, ornent les couvertures des journaux et les pages les plus en vues des sites de l’Internet littéraire. Tout le monde se souvient ainsi de cet aguicheur (et fallacieux) « Emmanuel Carrère domine la rentrée littéraire », en première page du Monde voici quelques mois. Le quotidien avait décidé ce jour-là d’assimiler bêtement la pensée littéraire au vocable du sport, Emmanuel Carrère au Paris Saint-Germain qui domine le football français, ou à Rafael Nadal qui domine Roland-Garros. Je crains que ce parallèle hasardeux ait signalé hélas un esprit étroit et moutonnier, plus occupé à répéter un nom comme un mantra pour le faire monter à la bourse aux valeurs, fustigée jadis par Julien Gracq, qu’à estimer avec justice et équité la qualité des nouvelles parutions. Je serais assez tenté, par réaction, de faire, dans mon petit carré de province, le plus grand bruit possible à propos d’un livre aussi touchant qu’intéressant, et passé complètement inaperçu à sa sortie l’an dernier, Le Persan, de l’écrivain russe Alexander Ilichevsky. Non que ce livre soit sans défauts, d’ailleurs, ou qu’il puisse figurer, sans contestation, au panthéon littéraire de notre siècle ; mais je trouve dommage qu’il ait été passé complètement sous silence. Je ne sais trop pour quelles raisons. Peut-être sa date de parution (juin) n’était-elle pas judicieuse ? Ou alors est-ce sa longueur qui a fait fuir les critiques ? Ou encore parce qu’il ne se laisse pas aisément résumer par quiconque n’a fait que le feuilleter, le flairer, le survoler ?

Le Persan n’est pas de ces petits livres tendus qui, sur cent ou deux cents pages, parcourent en ligne droite ou courbe l’espace entre leur point de départ et leur point d’arrivée. Il est très difficile, tout du moins dans la première moitié de ce roman, de trouver le fil narratif principal, la colonne vertébrale littéraire autour de laquelle s’articule l’ouvrage. J’ai pensé pendant une bonne partie de ma lecture qu’il n’y avait pas d’intrigue première, tant les digressions se mêlaient aux digressions, les retours en arrière aux retours en arrière et les éléments disjoints aux éléments disjoints. Le principe du livre est de mêler tous les passés, dans un kaléidoscope narratif et temporel rendant presque impossible une reconstitution ordonnée et chronologique. Le lecteur ne parvient pas sans peine à déterminer le point temporel duquel s’exprime le narrateur, Ilia Dubnov ; il n’est pas non plus toujours en mesure de déterminer si les événements relatés par tel chapitre se situent avant ou après ceux que narre tel autre. Si l’espace du roman est, malgré des incursions en Europe, en Russie, en Iran et en Amérique, assez fermement circonscrit à l’Azerbaïdjan, sa chronologie, en revanche, se présente comme une pelote fort emmêlée. Cette narration éclatée m’a rappelé, au moins dans son principe, le maître ouvrage de Claude Simon, La Route des Flandres – mais ponctué, contenu, sans tentative de déstructuration grammaticale, ce maniérisme qui a tant fait pour la fausse réputation d’illisibilité de l’écrivain français. Différentes époques se mêlent, se côtoient, s’articulent, de manière à ce qu’apparaissent plus saillantes les continuités entre des temps que le lecteur pense spontanément inconciliables : l’Azerbaïdjan et la Perse aux âges reculés, au XIXe siècle, à l’époque communiste, dans les années 90 et aujourd’hui. Alexander Ilichevsky réussit le tour de force d’écrire un roman saturé d’Histoire et d’histoires sans jamais verser dans le roman historique, ou dans la reconstitution en costumes. De sous-chapitres en sous-chapitres, le récit passe, sans aucune transition, de l’enfance du narrateur dans les années 60 à la jeunesse de sa mère, vingt ans plus tôt, de l’âge d’or des industriels pétroliers de 1890 à l’Iran des Ayatollahs, du communisme triomphant à l’islamisme militant. La mémoire, par principe, juxtapose des sentiments, des personnes, des faits qui ne sont pas historiquement contigus ou consécutifs ; néanmoins, pour le narrateur, leur voisinage mental, leur articulation directe, leur relation profonde et continue existe. Il n’est nul besoin d’éprouver un intérêt personnel envers l’histoire azérie, sa géographie ou son peuple pour saisir, passé les longueurs indéniables de la première partie, la réelle beauté de ce livre.

Le Persan exige d’être lentement effeuillé, comme une de ces tulipes si bien chantées par la poésie persane (cette fleur est un motif central et souterrain du livre et justifie presque à elle seule l’incongrue digression hollandaise). Il ne se livre pas en un instant. Il prend son temps, semble s’égarer, foisonner dans des directions contraires jusqu’à n’être plus, à un moment, qu’une sorte de recueil de situations, de souvenirs, de portraits souvent réussis, presque de nouvelles. Alfred Nobel y côtoie Mansour al-Hallaj ; Ben Laden passe par ici, Staline par là ; les poèmes de Khlebnikov frôlent les préceptes du chiite houroufite Fazlullah Naïmi ; l’islam le plus mystique croise le chemin de la science la plus matérialiste ; et, toujours, l’intrigante Caspienne berce les côtes azéries. Soudain, alors que s’enchaînent digressions et parenthèses, vers la trois centième page, ces dizaines de fils, de mentions ambiguës, de précisions en apparence superflues, prennent sens. Une forme d’intrigue principale se fait jour, et justifie ce qui a précédé. Dubnov est un ingénieur pétrolier. Son parcours antérieur est rendu un peu confus par ces aller-retours permanents de la narration. Il est néanmoins possible de l’ordonner rapidement : d’origine russe, il a grandi dans la péninsule de l’Apchéron, au bord de la Caspienne, à quelques encablures de Bakou ; il a émigré aux États-Unis ; au début des années 90, il est revenu travailler dans la riche zone pétrolière de la Caspienne, où il a retrouvé son ami d’enfance, Hachem, devenu une sorte de sage voué à l’ornithologie. De cette coïncidence naît l’arc narratif principal, quoique ténu, de l’ouvrage. S’y greffent les destinées des hommes et des femmes, mais surtout des hommes, qui ont, en cet Azerbaïdjan sauvage, croisé Ilia Dubnov. Du professeur d’art dramatique de Hachem, Stein, au directeur de la réserve naturelle, Evers, en passant par la mère de Dubnov, par l’adjoint de Hachem ou encore par le navigateur expérimenté qu’est le « Sikh », le narrateur montre, par leurs figures, qu’il porte une immense attention à chaque détail, à chaque homme, à chaque objet. Chacun de ses personnages secondaires passe un temps bref au premier plan du récit, comme si la profusion du roman devait symboliser la pluralité du monde. La stratégie littéraire de M. Ilichevsky est digressive, faite d’échos délicats que je n’ai pas le temps de détailler (ainsi le motif du cerf-volant répond-il, à la toute fin du livre, à celui de l’aviation, qui l’avait ouvert) ; il faut donc se laisser emporter par les détails, les petites longueurs, les anecdotes diffuses, les citations savantes (il faut remercier la traductrice pour avoir eu l’initiative de composer un glossaire) ; et tout en regrettant qu’il n’ait pas tranché dans tel ou tel morceau de bravoure, accepter tout le livre comme l’expression d’une sincérité dans ce qui s’apparente avant tout à une quête globale de vérité.

Si quelques discussions scientifiques ou spirituelles peuvent laisser plutôt perplexe, par leur fadeur ou leur artificialité, elles n’alourdissent pas exagérément l’ouvrage ; certes, elles sont trop techniques pour le béotien, trop superficielles pour le connaisseur, et leur relative faiblesse aurait dû conduire, à mon sens, l’auteur à se concentrer sur ce qu’il savait le mieux faire, le pur récit. Je crois en effet que l’explicite tue la littérature, en privant le lecteur de son pouvoir d’interprétation ; une certaine brume, équivoque, est nécessaire pour que le texte ait de la profondeur, qu’il permette l’analyse. Parfois, l’auteur oublie ce principe et ralentit son récit par des considérations théoriques au premier degré, plaquées ici ou là. Ce point excepté, techniquement, M. Ilichevsky se livre surtout à des récapitulations narratives, rythmées par quelques scènes dont la rareté accentue l’effet et la force – l’émeute originelle dans laquelle manque de périr la mère du narrateur, la rencontre d’Hachem et du Prince sur le marché aux faucons, la grande chasse aux outardes, le dernier passage en Azerbaïdjan de Dubnov, etc. Là, dans ces scènes, comme dans les meilleurs portraits, ceux touchants de Hachem, du Sikh et de Stein, l’auteur joue sa partition à la perfection. Ailleurs, il a malheureusement des temps faibles.

Tout au long d’un texte pourtant très tenu poétiquement, M. Ilichevsky se laisse en effet aller à ses penchants naturels : l’appendice gratuit (la recherche, un peu superflue, car inachevée, du mystérieux Vobline), le portrait facile, à coup d’infinitifs (être untel, c’est aimer telle chose, voir telle autre, penser ceci, faire cela, etc.), ou encore l’étirement démesuré de ses lignes narratives. Les affaires amoureuses de Dubnov, par exemple, parasitent plus le reste du livre qu’elles ne l’éclairent, et ce roman dans le roman aurait peut-être gagné à être mis de côté. Il l’est d’ailleurs pendant plusieurs centaines de pages, jusqu’à ce que l’ex-femme du narrateur resurgisse, pour disparaître de nouveau peu après. Ces retrouvailles manquées ne m’ont pas convaincu, bien que je sois conscient que le comportement de l’ex-épouse de Dubnov signe en quelque sorte la faillite spirituelle de l’occident au Moyen-Orient, victime de son matérialisme, de sa naïveté et de son amour exagéré de l’étrangèreté. Une légère condensation de ce roman de six cents pages aurait pu, probablement, lui donner plus de force, sans ruiner son architecture, sans bouleverser sa philosophie, sans détruire son équilibre. M. Ilichevsky a parié sur la patience de son lecteur – patience récompensée par ailleurs, dans l’emballement poétique et narratif de la deuxième partie. Je gage que cette stratégie littéraire n’est pas sans conséquences sur la réception du livre, à une époque où tous, jusqu’aux professionnels du livre (professeurs, écrivains, éditeurs, journalistes) serinent sur tous les tons que le temps leur manque pour lire. D’où probablement la consécration des textes courts, des romans étroits, des proses denses. Le Persan est long, diffus, englobant ; le lecteur ne doit pas se laisser rebuter par ce relatif anachronisme, que compense à mes yeux la modernité de sa construction, l’originalité de sa forme, de ses effets d’écho, de ses leitmotivs, de ses thèmes. Et la beauté de la langue, bien qu’en traduction : Mme Sinany a reçu un prix – mérité – pour son travail fort réussi d’adaptation.

Ce récit est, je crois, avant tout celui d’une multitude disloquée de quêtes entrecroisées. Le cœur du roman et de sa forme étonnante, réside dans ce principe de recherches « tous azimuts ». Dubnov cherche du pétrole pour la société qui l’emploie ; il essaie de retrouver, dans des échantillons tirés des profondeurs, des traces de la première vie terrestre (qu’il nomme LUCA, Last Universal Common Ancestor) ; il veut savoir où son ex-femme s’est réfugiée après avoir enlevé son fils ; il désire renouer avec son grand ami d’enfance, Hachem, avec lequel il inventa un monde imaginaire – et donc découvrir ce qu’il est devenu ; il tente de protéger un oiseau menacé, dont je parlerai plus loin, l’outarde houbara. Au centre du livre, à travers les explications techniques, les descriptions poétiques, les portraits psychologiques, les discussions scientifiques, les réflexions spirituelles, les précisions historiques, les notations géographiques, se tient donc un motif : la quête de connaissances, par la raison comme par les sens, par l’exploration du lieu comme par celle du temps. L’auteur la dissimule en ses multiples digressions ; un esprit aussi grossier que le mien ne s’y est néanmoins pas laissé prendre. Dubnov veut savoir et ce roman, aux ambitions universelles malgré son particularisme affiché, son localisme même, est une sorte de fichier d’enquête, où sont placées, les unes après les autres, dans un ordre plus subtilement arrangé et musical qu’il n’y paraît, les conclusions de ses « recherches », qu’elles soient scientifiques, morales, intellectuelles, sensitives, politiques ou sentimentales. Le paradoxe réside peut-être dans l’habile évitement de l’écueil premier du roman totalisant : la thèse. Car de ce miroir éclaté n’émane ni forme univoque, ni certitude, sinon celle de l’exigence première qui structure la vie humaine, l’effort, l’effort en tout, l’effort pour tout, d’autant plus méritoire que la défaite est inéluctable (le narrateur ne touche jamais au but). Ces quêtes, vouées à échouer, n’ont au fond abouti que dans un domaine : à produire un livre, poétique et complexe, qui s’attaque, par mille perspectives différentes, à la même montagne, extra-littéraire, du sens.

L’auteur explore donc les différentes facettes d’une quête totale : technique, avec le pétrole ; scientifique, avec l’affaire de l’organisme premier ; familial, avec l’histoire de l’ex-femme et de son enfant ; mémoriel, avec le retour sur l’enfance ; amical, avec Kerry ou Hachem ; littéraire, avec les références aux travaux de Khlebnikov et d’Abicht ; spirituel, avec le fond philosophique et ésotérique de soufisme et de mysticisme chiite ; symbolique, avec la clé de voûte du livre, la défense de l’outarde. De toute évidence, un homme qui cherche à résoudre sept ou huit questions insolubles est condamné à n’en résoudre aucune. La beauté de son geste n’est pas dans son inachèvement, si attendu, mais dans les étapes, précises, de sa quête. Dubnov ne trouve pas LA vérité, certes, il met au jour de petites vérités, toutes partielles, et pourtant dont aucune n’est fausse. Son vrai résultat, c’est son récit (« Le monde est fait pour aboutir dans un beau livre », disait Mallarmé). Et au cœur d’icelui, la lutte ornithologique d’un homme. En effet, par ses recherches scientifiques, Dubnov a retrouvé son ami d’enfance Hachem, à mon sens le plus beau personnage du livre. Ce sage, formé à l’exigeante école du soufisme, dirige, dans le Parc national du Shirvan, une équipe constituée par ses soins, une équipe d’hommes communs, de simples Azéris, et pourtant d’une grande dignité, mus par cette common decency tant célébrée par George Orwell. Leur objet peut paraître anecdotique. Ils protègent l’outarde houbara, un oiseau très recherché dans le monde arabe pour ses vertus aphrodisiaques. Les émirs arabes ont exterminé l’espèce dans leur péninsule désertique. Ils la traquent désormais partout en Eurasie, achetant ici ou là le droit de la chasser, au faucon exclusivement. Leurs « safaris » tuent tant d’individus que l’oiseau menace de disparaître complètement. Leurs fonds sont illimités et les régimes pakistanais, ouzbek ou azéri n’ont pas les moyens de résister à leurs avances. Hachem est un être vertueux, charismatique et pondéré, admiré par ses amis, craint par la crédule population montagnarde qui le respecte autant qu’elle le redoute. C’est un homme tolérant mais décidé, moral au sens des romans de Camus. Bien que l’action soit sans espoir, il est de son devoir d’y consacrer toutes ses forces. Hachem est parvenu, pendant des années, à protéger l’outarde, à l’apprivoiser, par des méthodes éthologiques artisanales, et a permis à la population locale de houbaras de croître à nouveau. Contre lui, il a la superstition locale – dont il parvient non sans mal à se dépêtrer – et, bientôt, donc, les émirs, leurs faucons d’élite, leurs moyens sans bornes, leurs équipes industrielles de repérage, de rabattage et d’abattage.

Le dernier tiers du livre est consacré à cette lutte que j’ai envisagée comme symbolique : le combat entre quelques hommes communs, dont les défauts individuels n’annulent pas la grandeur morale, et des données structurelles impitoyables : l’argent et la foi, ou plutôt leur corruption que sont la cupidité et le fanatisme. Ce n’est pas un hasard que sourde, au fil des pages, la montée d’un islam politique revendicatif et ultra-conservateur. Hachem, aux marges de l’hérésie, est un individu libre, il est donc son adversaire naturel ; le combat entre eux est inéluctable et l’outarde n’est que l’astucieux moyen que le romancier a trouvé pour le représenter. M. Ilichevsky ne délivre pas de grandes leçons ; il montre, par Hachem, un homme, musulman, sage, équitable, digne, confronté au vent mauvais qui balaie le monde moyen-oriental depuis vingt-cinq ans. Mon résumé peut être un peu trompeur dans le sens où il dénude, dans une masse diffuse, l’axe central du récit, que son auteur a soigneusement protégé, entouré, dissimulé. Le Persan est un roman subtil, qui, sans donner l’air de devoir y toucher, approche de près les périls de l’heure présente (que je n’ai pas besoin d’énumérer, hélas). Que peuvent faire les hommes de bien quand tout leur est contraire ? Comment sauver quelque chose de bon et de faible – et l’outarde n’est que la symbolisation astucieuse de notre extrême fragilité – quand partout l’intolérance la plus abstruse et la bêtise la mieux manipulée l’emportent ? Comment faire en sorte de ne pas se résigner ? Comment peuvent agir les esprits lucides, qui se battent contre la dégradation sans fin, écologique, spirituelle, politique, du monde ? Comment sont-ils vainqueurs, comment sont-ils défaits ? Y a-t-il quelque part une espérance ?

Malgré ses éclairs de lumière, ses effets littéraires, le caractère émouvant de la lutte qu’il dépeint, Le Persan est aussi un roman sombre, presque élégiaque – peu de ses personnages survivent. Sa fin, en forme d’énigmatique aporie, laisse au lecteur, dans le silence de la dernière page, le soin de conclure. Qu’il y puise, malgré tout, réconfort et énergie ! L’Azerbaïdjan, pour lequel on ne peut éprouver qu’un intérêt très limité, désigne sur ses quelques arpents, des périls universels. L’encyclopédisme de l’ouvrage et le particularisme de son sujet ne se heurtent pas. Ils se conjuguent pour offrir au lecteur une perspective ambitieuse sur notre présence au monde. Ce roman, inégal et fort, a l’étrange particularité de prendre de l’ampleur et de la puissance au fil des pages ; malgré son aspect chaotique, informe, déstructuré, il trace en sous-main une perspective claire, la quête, toujours renouvelée, du sens ; et derrière l’acte complètement anodin de protéger la vie d’une outarde face à des chasseurs, se devine la nécessité éthique de tenir, de toutes ses forces, de toute son intelligence, de toute sa sagesse, contre la déraison du monde.

Post-scriptum : l’extermination de l’outarde houbara, pour le seul amusement de certains princes de la péninsule arabique, ne doit rien, hélas, à l’imagination du romancier Alexander Ilichevsky. C’est un fait avéré, scandaleux. Il est en cours, se fait au vu et au su de tous, et aboutira inéluctablement à la disparition de l’espèce. Quelques photos-trophées de ces carnages circulent sur l’Internet.

« Un maquereau devenu rouget » ? : Le cardinal Dubois, d’Alexandre Dupilet

Le Régent (Philippe Noiret), Dubois (jean Rochefort), Que la fête commence, Bertrand Tavernier, 1975

Le Régent (Philippe Noiret), Dubois (Jean Rochefort), Que la fête commence, Bertrand Tavernier, 1975

Le cardinal Dubois, Alexandre Dupilet, Tallandier, 2015

Voici quelques mois, j’évoquai une biographie de Disraeli et intitulai ma chronique « L’arriviste arrivé ». Ce titre s’appliquerait fort bien à mon sujet du jour, dont mes lecteurs excuseront sûrement l’obscurité relative. Le livre récent d’A.Dupilet méritait, je trouve, une critique.

Le grand médiéviste italien, Arsenio Frugoni, démontra, dans les années 50, que l’histoire pouvait, à sa manière, triompher de la légende. Par son remarquable, bien qu’aride, essai biographique intitulé Arnaud de Brescia (traduit et publié aux Belles Lettres), et consacré à la nébuleuse figure d’un réformateur italien du XIIe siècle, il offrit à son lecteur une leçon d’histoire. Il explora et tria d’abord l’ensemble des sources secondaires pour parvenir à l’essence même du récit historique, la source primaire, de laquelle découlent toutes les autres. Cette source, il la passa au filtre de sa sensibilité critique, l’expurgea, la clarifia, l’affina, jusqu’à toucher la seule réalité historique certaine, réduite à un presque rien qui, pourtant, équivaut au tout de nos certitudes. Point de roman, point de caractère, point de légende : la réalité historique se voyait réduite à la froide et lacunaire réalité des sources, méticuleusement examinée par un maître. À l’historien, ensuite, de reconstruire son sujet – la force méthodologique du livre de Frugoni était de livrer au lecteur intéressé le processus même, plutôt que son résultat. C’est là, je l’admets, un art d’antiquaire ou de médiéviste, confronté à la minceur de ses sources et à la masse de légendes qui en sont nées. Les historiens des époques ultérieures affrontent plus souvent le trop-plein que l’insuffisance ; difficiles pour eux de revenir aux quelques sources premières. Néanmoins, la philosophie de Frugoni constitue, par sa rigueur critique, son scepticisme et sa finesse d’analyse, un modèle pour tout historien étudiant un personnage calcifié par son mythe, comme, par exemple, Guillaume Dubois.

Le cardinal Dubois, précepteur de Philippe d’Orléans, diplomate, secrétaire d’État aux affaires étrangères (1718-1723), archevêque de Cambrai et éphémère Premier ministre (1722-23), incarne dans l’histoire de France ce que le comédien Jean Rochefort, interprétant son personnage, incarne dans Que la fête commence, de Bertrand Tavernier : un caractère de roman. Dubois personnifie la Régence (1715-23) telle que l’histoire a bien voulu la dépeindre, il est la dépravation, la fausseté, l’inconstance, la superficialité, le libertinage, l’autoritarisme indécis, l’arrivisme, la manipulation, la bassesse de mœurs, bref tout ce que son époque charrie de médiocre, de corrupteur et de pernicieux. On l’a dit stipendié, avare, ignorant, orgueilleux, tyrannique, intrigant ; des dizaines d’historiettes, graveleuses, scabreuses ou amorales circulent sur son compte ; quant à sa politique, au mieux elle fut considérée comme un échec, au pire comme une trahison. Ces rumeurs circulaient déjà de son vivant. Paris disait plaisamment, le jour de son accession au cardinalat, qu’il était « un maquereau devenu rouget ». L’histoire est un délicieux terrain d’action pour l’imagination, qui remplit les vides avec des rumeurs et des interprétations. Richelieu et Mazarin ont deux légendes : une noire et une blanche. Dubois, lui, n’en a qu’une, bien aidé en cela par la rancœur des mémorialistes de son temps, et au premier rang d’entre eux, ce génie littéraire que fut Saint-Simon – qui le détestait. M. Dupilet a l’intelligence d’exposer, dès les premières pages, l’état historiographique de la question, par un long détour dans les Mémoires, plus ou moins fiables, du temps. En marquant sa réticence envers le tissu anecdotique de la légende, l’auteur se donne la possibilité d’examiner en profondeur les aspects les plus politiques de la vie du cardinal Dubois. Son ouvrage, s’il n’est pas dénué de sympathie pour son sujet, tente, avec sérieux, de trier le vrai du vraisemblable, le vraisemblable du possible, le possible de l’invraisemblable et l’invraisemblable de l’impossible. Trop d’ouvrages historiques se contentent de compiler des anecdotes piochées ici ou là, sans les examiner d’un œil critique, pour que le lecteur ne soit pas reconnaissant de la rigueur du travail mené dans ce livre, qu’on éprouve, ou non, un intérêt personnel envers le personnage. Que l’historien ait jugé bon d’exprimer ici ses doutes, là sa conviction, apparaît désormais comme la moindre des exigences en cette discipline (à la manière des meilleurs des savants actuels, Carlo Ginzburg, Patrick Boucheron ou Laurent Vidal par exemple). Comme il s’élève contre trois siècles de noirceurs accumulées, M. Dupilet montre parfois un peu trop d’ardeur à blanchir son modèle, à le grandir, et à apprécier, en bien, son bilan. Ce petit défaut est cependant contrebalancé par la précision et l’honnêteté de l’analyse – notamment celle des vénéneuses anecdotes qui circulèrent, dans les années 1720 et après, sur le compte de l’abbé devenu cardinal.

La Régence marqua une rupture. Une époque austère et dévote s’achevait : à la fin de l’été 1715, Louis XIV mourut (enfin), à plus de 75 ans. Lui succéda un garçonnet de cinq ans, son arrière-petit-fils, cornaqué par un Régent, le neveu du défunt, Philippe d’Orléans. Auprès du prince figurait, depuis son enfance, un abbé roturier et ambitieux, Guillaume Dubois. L’histoire, comme l’admet M. Dupilet, est quasiment muette sur la première et impressionnante ascension du jeune homme, fils d’un apothicaire de Brive, de sa lointaine province limousine jusqu’au préceptorat d’un prince de sang. Les quelques sources, souvent anecdotiques, sont examinées avec soin. De nombreuses rumeurs circulèrent, des années après, sur cette époque d’obscurité. Il n’en reste que quelques constats vraisemblables : Dubois avait suffisamment brillé pour obtenir une bourse et monter étudier à Paris ; sa valeur intellectuelle fut remarquée quelque temps plus tard par un « compatriote », directeur de l’établissement parisien dans lequel il avait étudié. Dubois enseigna quelques années à de jeunes bourgeois, puis à des nobles. Son esprit et sa prestance durent être appréciés par ses employeurs qui l’invitèrent à participer à tel ou tel de leurs salons, où il se fit à nouveau remarquer, par la vivacité de son esprit. Le Duc de Vendôme, descendant bâtard d’Henri IV, proposa peut-être son nom au sommet de l’État : on cherchait alors un précepteur pour le jeune duc de Chartres, neveu du roi et futur duc d’Orléans. M. Dupilet estime que ni Monsieur, le frère du roi, dont l’éducation avait été trop négligée, ni Louis XIV, dont le sens familial n’est pas contestable, n’avaient intérêt à nommer à ce poste un roturier inconnu s’il n’avait pas pour lui de grandes qualités, qu’elles soient intellectuelles ou morales. Les légendes faisant de Dubois un précoce corrupteur du prince sont assez tardives et, le pense l’historien, peu crédibles. La fonction de précepteur d’un Orléans n’était certes pas celle d’un précepteur de Dauphin, fonction confiée par le passé à Bossuet et à Fénelon ; elle n’en restait pas moins prestigieuse et exigeante. On ne l’eût confiée ni à un imbécile, ni à un suborneur.

Cette nomination est décisive. Dans la France d’Ancien Régime, où la naissance compte plus que le service, où l’ascension sociale est si difficile, Dubois constitue un exemple presque unique : son élévation commence d’ailleurs là où elle aurait dû se terminer, à ce poste certes important, mais politiquement mineur. À la maison d’Orléans, Dubois devait tout. Sans ce préceptorat, il n’aurait jamais approché le pouvoir, et l’aurait encore moins exercé. Dubois et Philippe d’Orléans sont restés liés pendant quarante ans, jusqu’à ce que la mort s’empare d’eux, à quelques mois de distance, en 1723. M. Dupilet, tout à son récit chronologique, néglige quelque peu d’explorer cette relation étonnante, tant par sa constance que par ses répercussions historiques. Il l’évoque épisodiquement, montre la proximité, intellectuelle et politique, des deux hommes, suggère l’émergence de quelques tensions épisodiques entre eux, mais sans explorer en une fois, synthétiquement, la teneur exacte de ces liens. Le prince, dont l’auteur se plaît à souligner que l’histoire a exagéré son caractère libertin et inconséquent, n’a jamais abandonné son ancien précepteur, même lorsque celui-ci affrontait les cabales des puissants de la cour. Le maître, s’affranchissant peu à peu de son disciple, ne cessa jamais de le conseiller et de l’écouter. Qui a formé l’autre ? Qui a dominé l’autre ? Leur étonnante symbiose n’a pas reçu de l’historien toute l’attention qu’elle méritait. La constance, rare entre deux hommes de pouvoir, aurait dû susciter une investigation et une réflexion plus approfondies, tant elle paraît historiquement singulière (les favoris finissent mal, en général). L’autre circonstance majeure du destin de Dubois est fort bien connue. Elle a été explorée par Olivier Chaline dans l’honorable ouvrage L’Année des quatre Dauphins, où il analyse l’année terrible qui vit les morts successives, en 1711-1712, du fils de Louis XIV, de son petit-fils et de son arrière-petit-fils aîné. Ne restent, de la branche directe, qu’un petit-fils, Philippe, qui a renoncé à ses droits dynastiques pour régner sur l’Espagne, et un arrière-petit-fils, Louis (XV) ; le roi, conscient du danger, a aussi fait reconnaître les droits sur le trône de ses deux fils bâtards, le duc de Maine et le comte de Toulouse, mais la haute noblesse – dont les Orléans – l’accepte mal. Le cousin d’Orléans, devient alors, à un âge de pleine maturité (il est né en 1674), le personnage le plus légitime pour exercer l’inévitable régence qui s’ouvre.

Si j’ai précisé ces deux faits, c’est qu’il s’agit des principales contingences qui permirent l’ascension de l’obscur abbé Dubois jusqu’à la pourpre cardinalice et à la position, enviée, de Premier ministre. Elles ont eu une double effet sur le parcours de l’homme : l’ascension de Dubois dépendit presque exclusivement de l’élévation d’Orléans ; et il le savait – d’où ses fréquentes angoisses, et sa fébrilité, sensibles dans sa correspondance. Philippe, devenu majeur, ne fut pas délaissé par son maître. Au contraire, Dubois, devenu une sorte de secrétaire particulier, l’accompagnait sur les champs de bataille des années 1690, où le jeune prince se montrait en officier courageux mais dissipé. Il finit d’ailleurs par déplaire au roi et connut une longue période de disgrâce. C’est elle, au fond, qui éloigna le plus Dubois de son ancien élève – et elle l’éloigna peu, tant sa fortune dépendait des libéralités du régime, et donc de ce que pouvait lui accorder la maison d’Orléans. Sa fidélité fut récompensée lors de l’accession de Philippe d’Orléans à la Régence. Habilement, le prince redonna la parole aux grands du royaume, par ce qu’il convient d’appeler « la polysynodie ». Ce gouvernement des conseils, dont est spécialiste l’historien, renonçait pour partie au principe d’un absolutisme méritocratique auquel était attaché Louis XIV, au profit d’un principe « aristocratique ». Les nobles conviés au Conseil de régence et dans les conseils particuliers pouvaient ainsi avoir l’illusion d’un pouvoir retrouvé – ce qui ne les incita guère à mener quelque action violente contre le Régent – lui-même fort occupé à retirer leurs droits dynastiques aux deux bâtards du roi, puis à éviter que son cousin d’Espagne ne s’intéressât de trop près à sa Régence. La place de Dubois, né du peuple, n’était évidemment pas dans ces conseils des Grands. Philippe d’Orléans, confiant en ses qualités, en fit un diplomate, l’envoyant négocier à l’étranger, auprès des Anglais et des Hollandais. M. Dupilet montre bien quel rôle joua l’abbé dans cette affaire ; elle constitue l’essentiel de son livre. Je ne pourrais ici en résumer toutes les péripéties sans ennuyer. Plusieurs faits semblent certains. L’Angleterre, gouvernée depuis peu par la dynastie de Hanovre, voulait s’entendre avec la France et rompre la fragile unité diplomatique et dynastique de celle-ci avec l’Espagne, unité fort dangereuse pour l’équilibre européen, et même mondial. Elle désirait aussi éviter que la cour de France n’encourageât les Stuarts exilés à tenter quelque coup de force. Son véritable allié fut Dubois. Jusque 1718, date à laquelle l’abbé accéda au secrétariat d’État aux affaires étrangères, l’habile diplomate multiplia les missions et les tractations, en Angleterre et en Hollande, contre l’avis d’une partie de la cour, attachée à l’alliance espagnole.

Le futur cardinal est saisi ici par sa correspondance officielle. Même si sa fébrilité et son anxiété le conduisirent parfois à trop se hâter et à commettre quelques erreurs, il montra dans ces fonctions l’étendue de ses qualités : intelligence, subtilité, détermination, hauteur de vues, stratégie. Il était sinueux, mais ses objectifs étaient constants, réalistes et contre-hégémoniques. L’alliance avec l’Angleterre et la Hollande apparut évidemment comme un moyen d’assurer l’équilibre européen en évitant que les buts politiques particuliers de l’Espagne ne poussent la France, qui lui était désormais apparentée, dans des conflits qui ne lui apporteraient rien. Il s’agissait aussi de ne pas retomber dans les guerres à répétition qui avaient marqué le règne précédent. La froideur géopolitique de Dubois, encouragée par l’Angleterre, offrait un singulier contraste avec la stratégie hégémonique et brutale du grand roi. Les mémorialistes de l’époque, souvent partisans d’une alliance franco-espagnole, parlèrent de machiavélisme, de malhonnêteté, de corruption, de bassesse. Les historiens patriotes de la IIIe, amateurs de grandeur et de fracas, lui reprochèrent plus tard sa diplomatie trop subtile à coups de pactes et de traités. Le parti de Dubois, un parti d’équilibre continental – M. Dupilet parle à raison d’une ébauche « d’Entente Cordiale » – n’avait pourtant rien de déraisonnable ni de néfaste. Et, preuve de l’intérêt de cette stratégie, la guerre bientôt enclenchée contre l’Espagne ne déboucha pas sur une conflagration continentale, mais sur le seul renversement d’Alberoni, premier ministre à Madrid, et sur le rétablissement négocié de la paix. Je suis assez tenté de suivre l’historien lorsqu’il défend la stratégie diplomatique pacifique de Dubois, même si je doute que ce fut lui, seul, qui permît à l’alliance anglo-hollandaise de naître – il fallait que le Régent le suivît, et il mit du temps à se décider ; il fallait aussi que les Anglais y trouvassent leur intérêt. La France avait pendant cinquante ans suivi une stratégie « hégémonique », qui lui avait aliéné les principaux partisans de l’équilibre entre les grandes puissances. En changeant de stratégie, elle s’épargnait de nouvelles guerres – aussi difficiles, peut-être, à gagner que le furent les dernières de Louis XIV – et redevenait un acteur diplomatique crédible, estimé par ses rivaux, apte à obtenir par la négociation ce qu’une coûteuse guerre n’était plus en mesure certaine de lui offrir. En récompense de la réussite de sa politique, Dubois obtint le Secrétariat d’État aux Affaires Étrangères. Et comme le Régent renonça à l’ingouvernable polysynodie pour revenir à un système plus classique et centralisé, l’abbé eut de plus en plus de pouvoir, la haute noblesse n’étant plus là pour le contraindre ou l’empêcher. Le brusque effondrement du système financier spéculatif de Law, dans lequel le Régent avait mis beaucoup d’espoir, contribua à élever la stature du prélat. Il obtint la disgrâce de ses derniers rivaux, dont le neveu de Colbert, Torcy. La noblesse réduite par l’abandon de la polysynodie, ses adversaires personnels tombés dans l’ornière espagnole ou salis par la faillite de Law, il ne restait plus à Dubois que quelques marches à gravir pour atteindre le pouvoir. La restauration de la fonction de Premier ministre, à son profit, à l’été 1722, fut sa consécration. Il n’y survécut qu’une année. Son bilan de Premier ministre est mince.

La légende noire de Dubois est celle d’un manipulateur, d’un corrupteur et d’un homme de l’ombre, trois traits déduits de son parcours. Courtisan et diplomate, manœuvrier favori du Régent, Dubois devait être considéré, par ceux qui le connaissaient, comme un arriviste, sournois tant qu’il s’élevait, autoritaire une fois parvenu. Sa diplomatie anglophile, défendable d’un strict point de vue politique, devenait la preuve, aux yeux de « la vieille cour », de sa trahison. Son jeu d’équilibre subtil ne fut pas compris, ou trop bien compris par des nobles pour qui ce n’était là que manœuvres et fourberies. Sa vie personnelle, sa truculence et ses aventures firent le reste. Son accession à l’archevêché de Cambrai, puis au cardinalat, dont je vous passe le récit heurté, confirmèrent son talent consommé pour l’intrigue.  M. Dupilet examine avec précision et justesse la longue marche de Dubois vers le titre de cardinal. Il en souligne l’ironie : l’homme n’avait pas la sagesse, la piété et les qualités d’un éminent homme d’église. La postérité s’est concentrée sur ce paradoxe premier : un ambitieux sans scrupule et peu croyant parvenu aux premiers rangs de la catholicité, symbole d’une église dévoyée, d’un temps d’impiété, d’une ère – à venir – de libertinage. Or, l’historien montre, à rebours de cette légende noire, que Dubois n’a rien d’un philosophe, que ses références théologiques, honnêtes à défaut d’être approfondies, sont de son siècle, le XVIIe, qu’il est partisan d’une monarchie autoritaire et que son anglophilie de façade n’a rien de commun avec celle, à venir, concertée et théorique, d’un Montesquieu. Comme d’autres avant lui, hommes obscurs élevés au plus près du roi par la seule force de leur mérite, Dubois croit en un système absolutiste, dirigiste, faisant fi de la bourgeoisie comme de la noblesse. Sa remarquable capacité d’adaptation aux circonstances s’est doublée d’une fidélité non moins remarquable au Régent, seul garant de son ascension (au moins jusqu’à ce qu’il devînt cardinal).

Sa force ressemble assez à celle que Machiavel donne en exemple : quelqu’un sachant allier la Fortuna et la Virtù. La Fortuna, ce sont ces accidents qui lui offrirent un destin d’envergure : le préceptorat de Philippe, la mort prématurée des descendants de Louis XIV, le soutien intéressé de l’Angleterre. La Virtù résume ses qualités : opportunisme, ambition, obstination, intelligence, sens de la manœuvre. L’un sans l’autre, un homme mal né n’a rien : sans l’appui des circonstances, il croupit dans son existence obscure ; sans d’éminentes qualités, il ne conquiert ni ne conserve. M. Dupilet désigne, dans sa biographie du cardinal Dubois, un exemple parfait – et rare – d’ambition satisfaite. Cette vie est moins sombre que ses contempteurs, en mal de contre-exemple moral et de caractère romanesque, ont bien voulu le faire croire ; elle est moins brillante, peut-être, que ce que l’historien – plongé dans sa chère Régence – veut bien le croire. Le Dubois de la légende, prélat corrompu et malfaisant, avait pour lui le charme vénéneux de la noirceur ; le Dubois de l’histoire perd sa puissance proprement littéraire pour offrir une figure plus juste, celle d’un homme de valeur et de caractère, intelligent et raisonnablement amoral, et qui, issu du rang, fut obligé, pour s’élever, de manœuvrer, de courtiser et de se battre toute une vie durant. L’ouvrage de M. Dupilet apparaît, à cet égard, comme la déromanticisation d’un anti-héros. Indéniablement, la science historique y gagne ce que le mythe y perd  et ce bon livre, précis, informé, critique prend dès maintenant le rang d’ouvrage incontournable sur le sujet.

Tombeau du cardinal Dubois, Guillaume Coustou

Tombeau du cardinal Dubois, Guillaume Coustou

Une voix au-dessus de la tempête : Les Travailleurs de la mer, de Victor Hugo

pieuvre hugo

La Pieuvre, illustration de Victor Hugo

Les Travailleurs de la mer, Victor Hugo, Le Livre de Poche, 2002 (Première éd. 1866)

Tout a déjà été dit de ce livre ; tout a déjà été dit de son auteur. En cent-soixante ans, et des milliers de lectures, Les Travailleurs de la mer ont peut-être livré tous leurs secrets, tous leurs sens, tous leurs mystères. Les Hugolâtres ont sillonné hardiment L’Archipel de la Manche – long prologue poético-encyclopédico-folklorique de l’ouvrage. Les-lectrices-et-les-lecteurs, il est de bon ton de le dire ainsi de nos jours, ont navigué avec Gilliatt, protesté contre Clubin, soupiré pour Déruchette. Ils ont secouru La Durande, frémi face à l’océan, face à l’abîme, face à l’infini. Les critiques ont pesé le phrasé et jugé les figures ; ils ont contesté les détails et approuvé l’essentiel (ou l’inverse). Les philologues et les généticiens des textes ont dénudé jusque l’os le monstre de papier, à la recherche de la fameuse pieuvre, tapie au fond de sa caverne périodiquement inondée par les marées. Ils ont exploré leurs dictionnaires et encyclopédies de marine, ils ont arpenté leurs traités zoologiques, ils ont détaillé la plus infime des figures, le plus ténu des symboles dont a joué Hugo. Et chaque édition du roman s’est accompagnée de son indispensable glossaire, de son inévitable dictionnaire, de ses remarques et de ses gloses, de manière à ce qu’aucun lecteur ne manque le moindre ornement du monument de mots. Il est difficile d’écailler ce vernis de lectures pour retrouver, dans sa nouveauté, le texte originel. Il est encore plus difficile de tenter de se faire une opinion juste, à distance des admirations prosternées et des hostilités épidermiques. Critiquer Hugo c’est un peu comme être un lilliputien jugeant Gulliver ; on se sent trop petit pour commercer avec ce poète qui, au sommet d’un pic, rajoute de la démesure à la démesure, de l’insondable à l’insondable, du grandiose au grandiose. Face à lui, je ne connais au fond que deux comportements : se soumettre ou se démettre ; s’incliner ou se détourner. Notre époque, et je ne crois pas me tromper en disant cela, s’est éloignée de lui, par dédain de l’emphase, peut-être. On célèbre évidemment encore le républicain aux belles pensées, drapé dans son habit de Sénateur, opposant éternel à l’usurpateur napoléonide – sans trop s’appesantir sur son royalisme de jeunesse et son opportunisme orléaniste. On révère à l’occasion quelque morceau de son théâtre – le premier, lorsqu’il fut à l’avant-garde contre les derniers néo-classiques ; on ne méconnaît ni Cosette, ni Gavroche, ni Valjean, les héros des Misérables ; on l’a panthéonisé, on a baptisé des milliers de rues à son nom, on sait qui il est. Seulement, on ne le lit plus guère – et c’est pour cette raison qu’une lecture semi-naïve, comme peut l’être la mienne, n’est pas, je l’espère, complètement dénuée d’intérêt. Elle n’est que la modeste expression de mon sentiment devant ce livre, trop glosé, peut-être, pour être exploré en profondeur.

À quelque lecteur des Travailleurs de la mer parvenu à la deux-cent cinquantième page – incluons dans ce décompte le prologue de 1883, intitulé L’Archipel de la Manche – soit le tiers de l’ouvrage, posons-lui une question : que raconte ce livre ? Nous aurons du mal à obtenir mieux que quelques balbutiements, dans une ébauche modianesque de réponse. C’est qu’il ne peut rien en savoir, car pour le moment, il ne s’est « rien » passé, pour le dire comme je pouvais le faire lorsque, adolescent, je lisais quelque livre qui m’ennuyait. Hugo a entretenu son public de toutes sortes de choses, de l’histoire et des légendes, de Jersey et de Guernesey, de l’Angleterre et de la France, de la Normandie et des Normands, de la mer et des îles, de l’Océan et de l’Infini, des Hanois et des Douvres, de la marine à voile et de la marine à vapeur, de la proue et de la poupe, du hauban et du cabestan, du bâbord et du tribord, des mythes insulaires et du folklore anglo-normand, de la bonne langue anglaise et du patois îlien, de déniquoiseaux et de barre d’anspect, de l’anglicanisme et du presbytérianisme, du travail ardu et des loisirs simples, des nautoniers et de leurs matelots, des lois et des procès, d’un armateur et de sa fille, d’un marin et de sa mère, d’un associé et de son vol, d’un capitaine et de son honneur, d’un foyer et d’un abri, de La Durande et de La Jacressarde, d’un pistolet et d’un naufrage. Liste non exhaustive. Chaque petit élément du décor ou de l’intrigue a été dûment présenté, exposé, décrit, comparé, métaphorisé, tout au long de chapitres musicaux et rythmiques, où l’on reconnaît le balancement binaire du poète (l’abîme c’est ceci, l’océan c’est cela ; « Mess Lethierry avait deux grandes joies par semaine ; une joie le mardi et une joie le vendredi. Première joie, voir partir la Durande ; deuxième joie, la voir revenir. » ; « Cette merveille était difforme ; ce prodige était infirme », etc.). Hugo n’écrit pas le français en rythme ternaire, comme beaucoup, mais en rythme binaire. C’est la base rythmique de son œuvre, la base structurelle aussi : la terre contre la mer, le bateau contre le vent, l’homme contre la nature, etc. Le régime du livre est à la fois binaire et définitoire : binaire parce que les choses vont en couple – sauf Gilliatt, qui est seul – définitoire parce que le poète intervient sans cesse pour préciser ce qu’il énonce, l’asséner, le préciser à coups de masse, avec la certitude du génie inspiré qui rend l’univers en mots et en images :

« Qu’est-ce donc que la pieuvre ? C’est la ventouse.[…] c’est un chiffon […] c’est une sorte de roue […] Chose épouvantable, c’est mou […] Elle a un aspect de scorbut et de gangrène ; c’est de la maladie arrangée en monstruosité. […] Le poulpe hait. En effet, dans l’absolu, être hideux, c’est haïr. […] La pieuvre, c’est l’hypocrite. […] Une viscosité qui a une volonté, quoi de plus effroyable ! De la glu pétrie de haine. […] Elle n’a pas d’os, elle n’a pas de sang, elle n’a pas de chair. [rare rythme ternaire] Elle est flasque. Il n’y a rien dedans. C’est une peau.[…] Elle a un seul orifice, au centre de son rayonnement. Cet hiatus unique, est-ce l’anus ? est-ce la bouche ? C’est les deux. […] La griffe, c’est la bête qui entre dans votre chair ; la ventouse, c’est vous-même qui entrez dans la bête. […] C’est quelque chose comme les ténèbres faites bêtes. […] Pourriture, c’est nourriture. »

Ce petit montage, tiré du chapitre « Le Monstre » (II, 4, II), illustre fort bien la manière de faire de Hugo. Malgré toutes ses variations, souvent étonnantes, une base subsiste : des phrases courtes, les relatives y sont fort rares ; des définitions multipliées, qui tentent d’épuiser par le nombre ce qu’une seule d’entre elles n’est pas parvenue à saisir ; des affirmations, martelées, avec, en arrière-plan, le bom-bom binaire. C’est un style composé de tics, comme tous les styles. L’apprécier est affaire de goût. Les esprits subtils, nuancés, hésitants, sinueux, obscurs, prudents sont violentés ; Hugo-la-tempête plastronne, dans une profusion d’images, un déferlement de mots, un déluge presque biblique d’expressions. S’il s’intéresse à un bateau à vapeur, tout y passe, de sa silhouette au plus petit écrou. Hugo est intarissable. Sa curiosité est sans limites. Rien ne lui échappe. Il y a une manière typiquement hugolienne de tout aspirer, de tout dévorer, de tout assimiler, jusqu’à l’inassimilable. Elle se double d’une autre manière, elle aussi typiquement hugolienne, qui consiste à multiplier, presque à l’infini, les variations d’une même idée. Ainsi du chapitre sur l’hypocrisie, un des plus inspirés de l’ouvrage – à faire frémir les épidermes les mieux durcis. Ce passage ne peut se limiter à quelques postulats, une définition et deux exemples. Non. Il faut à Hugo cinquante lignes pour définir, de cinquante manières différentes, l’hypocrisie et les hypocrites – les lecteurs les mieux avertis y verront un moyen contourné de parler de Napoléon III, Napoléon-le-Petit que Victor-le-Géant a choisi comme adversaire. Il lui faut dire, redire, reredire la même chose d’autant de manières différentes qu’il le pourra. Sa puissance créative et lexicale s’y déploie sans bornes. Cette absence de bornes se repère aussi à la multiplicité des substantifs et des adjectifs comme infini, illimité, incalculable, inépuisable, immense, etc. On a affaire à des choses sans limites : la mer, le ciel, la peur, l’amour, le mal. C’est la verve inépuisable du poète face à l’absolu, au néant, à l’univers. Elle ne rencontre pas toujours la patience du lecteur.

Un livre, pour moi, c’est du désir. (Quel ton ! Quelle sûreté ! Quel aplomb ! Le vilain rédacteur des « Brumes » s’essaierait-il au pastiche hugolien ?) Désir de savoir, désir d’apprendre, désir de découvrir, désir d’éprouver, désir de frémir, désir de s’émouvoir, désir de comprendre, désir d’aimer, etc. Le désir a besoin d’être éveillé, avivé, mené puis satisfait. Or, dans Les Travailleurs de la mer, le poète, tout à son monument, oublie parfois de maintenir, dans son déferlement symphonique et harmonique, le désir de son lecteur d’aller plus loin. Il l’épuise. Il le submerge. Il le noie. Qu’un personnage s’empare d’un outil, et c’est toute l’histoire de cet outil qui déferle ; qu’il se trouve à un endroit, et le lieu devient un chapitre ; qu’il observe un bateau à vapeur à quai à Jersey, et s’ensuit un cours encyclopédique sur la navigation dans les îles anglo-normandes en 1822. De parenthèses en parenthèses, le roman enfle, enfle, enfle, mais, comme un paradoxe, reste sur place. Hugo ne lève l’ancre qu’à la moitié du livre – et encore. Parce qu’il veut tout dire, de toutes les manières possibles, dresser un cairn de mots à la gloire de l’homme laborieux face à la furie des éléments, l’auteur en fait trop. Sa symphonie marine, à force de s’élever, touche le point précis où se séparent la musique et le vacarme. Les morceaux de bravoure succèdent aux morceaux de bravoure – et l’histoire, l’intrigue, le roman quoi, n’a toujours pas commencé. Bien sûr, Hugo impressionne lorsqu’il fait d’une description technique un poème en prose, son admirable facilité lexicale déconcerte ; la plupart du temps, dans la première partie surtout, il donne l’impression d’avoir collationné des fiches et de les mettre les unes à la suite des autres en les récrivant à sa façon. Il y a quelque chose de faux dans les segments les plus statiques et encyclopédiques de l’œuvre. Ainsi cet affreux passage, qui boucle une des pires pages du livre, pur placage de termes de marine : « À cette époque, le guindoir à pompe n’avait pas encore remplacé l’effort intermittent de la barre d’anspect. N’ayant que deux ancres d’affourche, l’une à tribord, l’autre à bâbord, le navire ne pouvait affourcher en patte d’oie, ce qui le désarmait un peu devant certains vents. » L’auteur dit ça d’un air entendu, comme le vieux loup de mer qu’il affecte d’être ; le lecteur est ébahi. On y verra de la poésie, si l’on veut ; j’y vois surtout de l’épate, de l’esbroufe à bon compte ; « regardez comme je connais bien la mer, les marins, les bateaux, la technique, les outils, et comme je saisis bien la position de l’homme face aux choses, face aux éléments, face au destin, face à l’abîme, face à l’infini ». Et le lecteur a bien le temps, durant cette première partie de bavardage inspiré, de refermer le livre et de s’en éloigner.

Il aurait tort.

Il sera récompensé à partir du moment où le roman débute véritablement, vers sa trois-centième page. Je crois qu’il faut lire cette deuxième partie d’une traite, et pousser jusqu’à la fin du livre, tant elle a de force et de grandeur. La Durande, le navire à vapeur de Mess Lethierry, armateur de Guernesey, s’échoue sur un terrible écueil marin – les Douvres – au milieu de la Manche. C’est le résultat d’une trahison, d’un plan presque parfait, ourdi par un personnage supposé irréprochable, et pourtant aussi corrompu que sournois. N’y cherchons pas matière à profonde psychologie, le roman en est à peu près dépourvu : ses personnages sont simples, leurs passions, avouables ou non, le sont aussi. Ce roman ne dresse pas de tableau compliqué des désirs humains : richesse, amour, réputation. Son objet est ailleurs : c’est l’épopée sublime d’homo faber confronté à l’impitoyable déferlement des éléments naturels. Ce que j’appelle d’habitude le vacarme hugolien, cette manière de rajouter du grandiose au grandiose, prend soudain toute sa force. Il en faut pour résonner dans le chaos des flots. Le taiseux Gilliatt, marin soupçonné d’être un sorcier, a décidé qu’il irait récupérer le précieux moteur à vapeur échoué entre les deux écueils des Douvres – écueils en forme de H, comme l’initiale de Hugo… (modestie quand tu nous tiens) Pour ce faire, il n’a que sa force, sa résistance, sa cervelle et ses mains. Contre lui, il a, tous conjurés pour lui nuire, les oiseaux, les nuées, les marées, les tempêtes, la Pieuvre et l’océan.

Gilliatt n’affronte pas seulement une situation difficile, presque désespérée, il combat des forces aveugles, brutales, mauvaises. Il lui faut démonter La Durande, utiliser toutes les ressources de son ingéniosité technique pour retirer le moteur, échapper au déferlement des vagues, « aux présences sombres de l’abîme » figuré ou réel. Hugo a divisé cette partie du livre en quatre : « l’écueil » présente la situation du bateau dans toute sa complexité technique, spatiale et temporelle, « le labeur » montre les trésors infinis d’ingéniosité de l’homme confronté à la résistance des choses, « la lutte » le décrit, indomptable, face à l’affreuse tempête, « les doubles fonds de l’obstacle », enfin, expose Gilliatt à la créature mauvaise des abysses, la célèbre Pieuvre. Les Travailleurs de la mer sont, avec Le Roman de Renart, un des seuls livres à avoir changé le lexique animal français : on disait poulpe, on dira désormais pieuvre, tant l’animal décrit par Hugo a frappé les esprits des lecteurs. L’auteur y prend des libertés considérables avec la zoologie ; il ne faut plus lire là le romancier encyclopédique, mais le poète aux prises avec les symboles. Et cette pieuvre molle, visqueuse, méchante, tapie, fourbement, dans l’obscurité, en concentre une telle quantité que je peinerais à les énumérer. Je noterai simplement que cette partie propose une progression. L’homme affronte un monde « donné », et non construit, pour tenter d’y survivre (l’écueil), il affronte la matière pour la transformer (le labeur), il affronte les éléments pour les vaincre (la lutte) et enfin, il affronte la part obscure de lui-même et de l’univers, personnifiée par un animal tentaculaire, puissant et sournois. Chaque sous-partie de ce livre symbolise un combat humain universel, une lutte dont la civilisation, ramenée à presque zéro – un homme seul sur un îlot escarpé et dangereux, battu par les flots – sort gagnante. Le poète chante la grandeur de ce quadruple combat : le monde, les choses, les éléments, le mal.

Je ne mentirai pas en disant qu’une fois le moteur sauvé, Gilliatt reparti, l’univers élémentaire vaincu, le roman retombe. La dernière partie, où s’effondrent ses espérances, où il s’avère que ce travail n’a servi à rien – ou plutôt qu’il ne lui a servi à rien, m’a paru plus faible, excepté l’image finale. L’œil s’est accoutumé à la grandeur de l’océan et de l’abîme, il peine à retrouver ses repères dans le monde rétréci du Lilliput anglo-normand. De manière plus générale, l’intrigue, qui a un côté mélodramatique à la Eugène Sue, n’est pas très excitante. Les personnages sont pâles, comme il sied à une épopée, et leur psychologie est banale. De sorte que la meilleure partie des Travailleurs de la mer est une histoire sans paroles, le récit d’un combat pur, sans introspection, sans réticences, sans questionnements. Hugo ne dissèque pas les élans du cœur. L’amourette de Déruchette, sa relation avec le pasteur anglican Ebenezer, le silence soumis de Gilliatt, sa capitulation, sont un ou plusieurs tons en dessous de ce qui a précédé. Le retour dans le monde des hommes, de leur commune médiocrité, ne se déroule donc pas comme espéré pour le héros. L’ingéniosité technique et le courage ne sont plus des armes pour obtenir l’assentiment d’une jeune femme. L’homme laborieux, marin intrépide, est désemparé devant cet autre ordre du monde que constitue la société, ses rites, ses normes, ses sentiments. Il n’y a jamais été à l’aise. Gilliatt s’y montre aussi résigné qu’il était tenace sur les Douvres. Hugo boucle son grand récit épique par une conclusion assez inattendue, un engloutissement des espérances, un triomphe final de la défiance de soi. Et la tonitruante symphonie de s’achever, dans une dernière note sombre, pianissimo, puis un silence définitif.

Il serait malvenu de reprocher à Berlioz de ne pas écrire la musique de Debussy. Berlioz composait du Berlioz : symphonique, orchestral, avec force cuivres.  On ne peut pas espérer de Hugo quelque chose qui ne soit pas dans sa manière. Il ne propose pas de petites dentelles finement ouvragées ; il trompette sur le sommet du monde. Parfois, le texte tourne à vide, avec un rythme répétitif, d’interminables et dispensables variations, de longs détours encyclopédiques ; parfois aussi, il tombe juste, bouscule, soulève, réjouit. La manière binaire peut indisposer à la longue ; tel ou tel morceau semble d’un goût moins sûr ; l’ouvrage, biscornu et inégal, n’a pas le lissé et la tenue exacte de la perfection. Les parenthèses encyclopédiques et bavardes n’ont pas toujours un grand intérêt. Il n’en reste pas moins, dans sa deuxième partie au moins, une formidable symphonie poétique à la gloire de l’homme, de sa hardiesse, de son obstination, de son génie. Le Travailleur (de la mer ou d’ailleurs), plus homo faber qu’animal laborans si l’on suit la distinction d’Hannah Arendt, le Travailleur, donc, parce qu’il est maître de lui-même, de son intelligence et de sa force, se présente sous le visage enivrant d’un dompteur du réel, sans cesse rudoyé par des forces aveugles et capable, pourtant, de les vaincre. Que cette victoire ne s’ensuive d’aucune récompense n’enlève rien à la beauté et à la grandeur de cette geste-là.

Une mosaïque : Histoire du monde au XVe siècle, dirigé par Patrick Boucheron

La carte de Piri Reis, 1513

La carte de Piri Reis, 1513

Histoire du monde au XVe siècle, Tomes 1 et 2, Patrick Boucheron (dir.), Fayard, coll. « Pluriel », 2012 (Première éd. 2009)

Mon rythme de publication a été quelque peu perturbé ces derniers jours, je m’en excuse. Je suis un peu fatigué. Je dois avouer que j’éprouve en ce moment des difficultés à tenir la contrainte que je me suis fixée depuis quinze mois (un article tous les trois jours), et ce d’autant plus que j’ai lu récemment des livres de sciences humaines ou d’histoire, compliqués à reprendre et à commenter dans le cadre, modeste, d’une note de blog. Je vous prie de ne pas vous étonner si mes prochaines publications sont un peu plus espacées que de coutume.

Écrire une « Histoire du monde », à un siècle donné, peut se faire de deux manières : par le haut, dans un essai global, avec une perspective large, plus attentive aux grandes tendances qu’aux détails ; par le bas, dans l’assemblage de vues d’experts, particulières et limitées, de manière à leur faire former une marqueterie diversifiée et néanmoins suffisamment représentative d’une époque donnée. La première méthode permet de tout voir, mais de si loin que nul n’est sûr de ce qu’il croit apercevoir, en contrebas – ce sont les grandes synthèses historico-philosophiques du passé ; la seconde offre des aperçus d’une grande précision, mais si spécifiques et partiels qu’ils ne sont susceptibles ni de généralisation, ni de synthèse – c’est le commun des volumes collectifs et universitaires d’aujourd’hui, dont le public est par nature restreint aux seuls spécialistes. Confrontée à ces deux modèles insatisfaisants, l’équipe réunie par Patrick Boucheron et coordonnée par Julien Loiseau, a tenté de proposer, par son Histoire du monde au XVe siècle, une forme de via media : une multiplicité d’articles et de points de vue, mais composés dans un évident et louable souci de synthèse. L’immense majorité des textes est accessible à un lecteur raisonnablement cultivé ; ils touchent parfois à des réalités mal connues mais sans que leur pertinence ou intelligibilité en soit atteinte. On peut saluer, je crois, la performance que constitue l’agglomération d’une soixantaine d’articles d’une telle homogénéité de fond, de structure et de forme – quand tant de volumes collectifs à l’objet plus restreint n’offrent qu’une succession d’aperçus pointillistes et hétérogènes. Bien sûr, on note ici ou là quelques répétitions, inévitables ; on remarque un auteur plus porté à jargonner qu’un autre ou un historien traitant son objet par l’angle quelque peu étroit de sa spécialité, plutôt que d’offrir la synthèse « parfaite » attendue. Cela ne remet pas en cause le constat de cohérence générale de l’ouvrage. J’aimerais assez que tous les textes collectifs, destinés à un public élargi au-delà du cercle des seuls spécialistes, ressemblassent à celui-ci. Deux remarques anecdotiques, en passant : le prix et les cartes. Je dois avouer que le prix prohibitif de l’ouvrage grand format (près de 90€) m’avait conduit, comme beaucoup peut-être, à renoncer à son acquisition – j’ai donc dû me contenter de l’édition poche, privée de son chapitre visuel consacré à la cartographie du monde (et de la plupart de ses cartes). Puisque j’en suis aux défauts de l’ouvrage, je voudrais faire remarquer que l’idée d’offrir au lecteur, par le biais d’un « flashcode » un accès de meilleur qualité aux cartes n’est pas mauvaise en soi, mais que l’éditeur aurait pu faire l’effort sur le site internet spécifique, de les offrir en couleur plutôt qu’en noir & blanc.

L’ouvrage ou plutôt, dans l’édition dont je dispose, les deux ouvrages (800 pages chacun) offrent un parcours relativement exhaustif dans l’histoire du XVe siècle, envisagée de manière assez large de 1380 à 1520. Ils courent donc du Grand Schisme – et sa double, voire triple, Papauté – et de Tamerlan, le dernier grand conquérant turco-mongol médiéval, à Charles Quint, Luther, Soliman et Cortès, les quatre hommes par qui le XVIe siècle « moderne » ouvre une nouvelle ère pour le monde. Il serait probablement inutile, dans le cadre de cette note (en outre plus modeste que de coutume), de prétendre résumer l’histoire d’un siècle marqué, entre autres et pêle-mêle, par les scissions de l’Église catholique, l’épopée de Tamerlan, l’introduction de l’imprimerie en Europe, l’essor du Shogunat nippon, le lent renforcement des Ming, la fin de la guerre de Cent ans, la chute de Constantinople, la destruction d’Angkor, la naissance et la mort des impérialismes aztèque et inca, l’ascension des Ottomans, des Safavides puis des Moghols, les grandes aventures maritimes de la Chine des Ming (l’eunuque Zheng He) et du Portugal des Aviz, l’union des couronnes espagnoles, la découverte de l’Amérique, et, pour finir, par la Réforme et « la conquête des Indes » (catalogue intuitif et non exhaustif). La perspective éclatée, choisie par l’équipe éditoriale, rend bien l’effet de dispersion qu’un rapide examen de l’histoire de ce siècle peut suggérer. En ne privilégiant personne – encore que l’Europe, ou plutôt la zone euro-méditerranéenne, c’est assez naturel chez des historiens français, ait une large place – les auteurs dépeignent un monde polycentrique, éclaté, peut-être à son point maximal de diversification. Il est atteint, selon M. Boucheron au XVe siècle (J.-M.Sallmann, dans Le Grand désenclavement du monde, le place néanmoins quelques siècles plus tôt), avant que les échanges, commerciaux et guerriers, des premières conquêtes maritimes et coloniales européennes n’inaugurent la longue période de « globalisation » (et donc de dé-diversification), dans laquelle nous vivons encore.

La division de l’ouvrage en quatre sections, si elle induit quelques répétitions, est plutôt efficace : la première, synthétique, est consacrée à l’histoire de chaque zone géographique ; la deuxième, vraiment passionnante, explore les textes décisifs ou représentatifs de la période ; la troisième, plus attendue, propose des monographies consacrées à des dates charnières ; la quatrième, assez austère, s’intéresse aux grandes évolutions techniques, culturelles et intellectuelles. L’ordre des sections, et non son contenu, diffère dans l’édition en grand format. Chacune regroupe une vingtaine d’articles (moins dans la dernière section, très thématique), de tailles à peu près équivalentes ; on retrouve là un souci d’équilibre structurel bien français – on pourrait même parler d’harmonie. Comme cette présentation sommaire peut le laisser supposer, il n’existe pas, dans ce livre, de grand récit général. L’histoire globale (ou « world history », dans le monde anglo-saxon), dont M. Boucheron se réclame, non sans prudence, dans son introduction, suppose une sorte de vaste narration, sur une très longue période, manière d’assimiler l’ensemble des faits historiques en seul supra-récit. Ici, au contraire, c’est l’assemblage d’une multitude, ouverte, de synthèses qui doit fournir au lecteur, par un effet d’ensemble, le récit général dont le livre est privé. Pourquoi ne pas composer, alors, un seul grand texte ? Le risque est grand, pour l’historien de ce siècle-là, d’offrir alors au lecteur un récit téléologique, orienté principalement par l’expérience européenne et par les conquêtes ultérieures, centré sur le développement économique, capitalistique ou technique, laissant de côté une grande partie de l’histoire, animée, de ce siècle. Le risque était de vouloir démontrer le XVIe siècle en montrant le XVe. On est toujours tenté d’expliquer le passé en fonction de l’avenir, de parler du Chah Ismaïl plutôt que de Mathias Corvin, de Vasco de Gama plutôt que de Zheng He, de Babur plutôt que de l’Inca, de Luther plutôt que de Jean Hus, bref de ce qui a eu une postérité plutôt que de ce qui en a été privé. C’est lire l’histoire du point de vue présent, comme si son déroulement était, en quelque sorte, inéluctable.

Or, et je partage assez cette opinion, d’autres expériences – oubliées, avortées ou disparues – ont tout autant leur place dans une perspective générale et dans une compréhension plus affinée du passé de l’humanité. C’est une manière de décentrer l’histoire, de lui faire quitter le seul angle méditerranéen et occidental ; le lecteur français moyen apprend dans ce livre pas mal de faits, sur la Chine, le Japon, le monde islamique, l’Amérique, toutes ces choses qu’il n’a pas eu le temps ou l’occasion de découvrir auparavant. Je vous en passe l’inventaire. L’histoire de France est d’ailleurs ramenée à une taille plus réaliste – et l’épopée de Jeanne d’Arc se rapetisse aux dimensions d’une anecdote locale quoique colorée. Quelques amateurs d’histoire un peu conventionnels pourront crier au sacrilège, et ils auront tort. L’histoire du monde ne se réduit pas à celle de notre péninsule européenne, bien que le rôle éminent de celle-ci durant le dernier millénaire ne puisse être nié. Il y a peut-être dans ce livre, les critiques l’ont souligné, un effet de mode, un désir de rabaisser quelque peu les prétentions de ce qui fut trop élevé par le passé (la Renaissance, l’Europe, les Grandes Découvertes), de réévaluer l’histoire perse, chinoise, indienne, islamique, bref de remplacer le Récit épique de l’ascension européenne par une mosaïque de récits n’ayant, pris ensemble, aucune signification annonciatrice. Il n’en reste pas moins que l’entreprise me paraît menée d’un œil sincère, ouvert et intelligent et qu’elle intéressera tous ceux que l’histoire en général ne laisse pas indifférents. On notera d’ailleurs, à rebours du constat de complet décentrement de l’ouvrage, que la première section va du plus méditerranéen au moins méditerranéen (et donc du plus central au plus périphérique), prenant le monde turc, alors en pleine ascension, comme point nodal. Le polycentrisme de l’ensemble n’empêche donc pas les historiens de prendre une zone comme point de départ de leurs réflexions (les césures de 1380 et de 1520 ont aussi à voir avec le monde méditerranéen).

Les historiens de ce volume collectif ont donc refusé de produire un récit unifiant, jugeant qu’il était plus judicieux d’aborder ce siècle, le dernier avant les « Grandes Découvertes » (remises en cause), dans toute sa diversité, par des petites touches. Comme le dit M. Boucheron dans l’introduction, ce siècle présente, malgré quelques maigres contacts entre les grandes zones mondiales, une forme d’étanchéité géographique dont seront dépourvus les siècles suivants. Les Européens passent par les marchands italiens et arabes pour acquérir les matières précieuses qu’ils iront chercher eux-mêmes par la suite. Les Américains sont isolés du continent eurasiatique ; la Chine des Ming s’ouvre un moment à l’océan – et avec quelle méfiance ! – avant de se refermer sur l’univers sinisé ; le trafic dans l’océan indien est aux mains des marchands musulmans ; la Russie naît lentement ; des empires africains se succèdent ; les Mamelouks du Caire sont la puissance dominante du monde islamique arabe, qu’ils tentent encore de contrôler malgré leur déclin démographique, malgré, surtout, la poussée turque. L’étanchéité relative des aires spatio-culturelles (souvent religieuses) justifie la forme du projet des historiens, et notamment de sa première partie, ensemble de synthèses par zones géographiques. Elles sont assez convaincantes bien que leur orientation générale dépende un peu trop des spécialités de leurs responsables. Ainsi la section consacrée à l’Aragon et à la Castille m’a paru trop centrée sur les mécanismes juridiques et étatiques – quand elle aurait tout aussi bien pu évoquer l’économie, l’agriculture ou l’histoire militaire des deux États bientôt réunis. De même, il m’a paru un peu illégitime de réunir Europe centrale et Scandinavie au seul motif de l’étude des unions dynastiques éphémères qui se produisirent là tout au long du siècle, Union de Kalmar d’un côté, réunion de la Hongrie, de la Bohême et de la Pologne de l’autre. À l’inverse, quand les historiens sortent des cases géographiques, ils versent parfois dans la généralisation – et leur propos perd en pertinence. Dans la quatrième partie, certains développements sur le phénomène de Cour, sur les livres ou sur l’individuation pourront paraître artificiellement transversaux – comme s’il avait fallu de toute force, au risque du catalogue, identifier, examiner et relier ces réalités culturelles dans chaque grand ensemble civilisationnel. Enfin, certains articles survolent leur sujet : dans la troisième partie, certains développements sur des événements charnière sont un peu courts pour retenir l’attention. Ce sont là de petits défauts qui ne nuisent pas cependant à l’intérêt de l’ensemble.

J’admets, à rebours des tendances du grand public de l’édition historique, être plutôt intéressé par les sujets moins courus que la seconde guerre mondiale, Napoléon et le règne de Louis XIV ; mon appétence pour les personnages obscurs et les époques oubliées me fait donc voir avec une certaine sympathie l’ensemble de ce projet – et je peinerais à faire le catalogue de ce que j’y ai appris. Si je n’ai qu’un conseil à donner aux lecteurs les plus littéraires de cette note (qui ont bien du courage de m’avoir suivi jusqu’ici), c’est de ne piocher que dans la deuxième section de cette Histoire du monde au XVe siècle, section consacrée aux grands textes. Elle propose un formidable catalogue de lectures – pour certaines hélas impossibles à mener, mais pour d’autres, parfaitement accessibles : théâtre Nô, voyages étonnants du marchand russe Nikitine, les très attendus Le Prince et L’Utopie, la (tragiquement perdue) Grande Encyclopédie de Yongle, l’édifiant ouvrage pédagogique coréen Sons justes pour l’éducation d’un peuple, la description de l’Afrique par Hassan al-Wazzan, dit Jean-Léon l’Africain, diplomate musulman prisonnier du Pape, ou encore les commentaires d’Al-Suyuti – le premier savant islamique à avoir préféré l’enseignement par les livres à l’enseignement par les maîtres –, etc. Le dit al-Suyuti avait d’ailleurs un charmant surnom : « Ibn al-Kutub »… le fils des livres ! Ces deux épais volumes prennent un certain temps à être lus, mais ils ont pour principal intérêt d’ouvrir à une infinité d’autres lectures, qui elles-mêmes ouvrent à une infinité d’autres lectures, qui elles-mêmes…

La fortune d’un peintre : L’Incendie, de Mario Soldati

Manfredi Casoria Incendie

L’Incendie, Mario Soldati, Le Promeneur, 2009 (Trad. Nathalie Bauer ; Première éd. originale : 1981 ; Titre original : L’Incendio)

 Où il sera observé que l’emphatique et bavard auteur de « Brumes », bien qu’attaché aux formes obsessionnelles de sa manière critique depuis près de trois cents notes, est disposé, pour divertir un peu son trop bienveillant lecteur, à rythmer quelque peu sa logorrhée par l’adjonction de condensés synoptiques intermédiaires.

Certains lecteurs m’ont écrit récemment pour me prier de leur proposer une lecture rythmée par des intertitres. Pour être sincère, je partage assez le constat qu’exprime, de façon sous-jacente, cette demande : je produis sans doute des textes trop longs, trop peu aérés, trop denses, où la respiration du lecteur est difficile. La hâte avec laquelle j’écris mes notes l’explique en partie. La hâte ? Oui, comme le disait Pascal (je crois) : « Je vous écris une longue lettre parce que je n’ai pas le temps d’en écrire une courte ». Je fais long en partie par manque de temps, en partie parce que je ne résiste pas à l’adjonction de nouvelles phrases. Mes maigres capacités ne me permettent pas d’améliorer sans allonger ; plus je souhaite élaguer, plus je développe ; plus je veux écrire une note courte, plus elle foisonne. Je veux me taire et je bavarde. Alors, par faiblesse, je mise toujours sur la bienveillance du lecteur, qui saura pardonner les défauts de ce que je lui propose de lire. Un autre lecteur me fait remarquer, dans sa correspondance, que mes notules manquent aussi de rythme, ce qui n’aide guère l’internaute à ne pas céder à la tentation – consubstantielle à la lecture sur écran – de sauter allègrement au-dessus des paragraphes les plus touffus. J’en suis fort désolé. N’ayant pas néanmoins l’intention de produire des notes trop succinctes et ne voyant pas d’un trop bon œil la perspective de ponctuer mes notules des ternes quoique signifiantes formules d’un journal (ou, pire, des sous-titres d’une note administrative, exercice que je connais beaucoup mieux pour le pratiquer à l’occasion), je vous propose cette fois, à titre d’essai, un petit système d’intertitres que j’espère amusant et qui pourra paraître, en esprit tout du moins, un tantinet dix-huitiémiste. Les plus pressés d’entre vous pourront se limiter à la lecture desdits intertitres.

Où il sera résumé l’argument du roman de Mario Soldati, l’histoire d’amitié fictionnelle entre deux hommes-que-tout-oppose : le génois d’origine vénitienne Vitaliano Zorzi, industriel, collectionneur d’art et narrateur et le piémontais Domenico Smeriglio, dit « Mucci », peintre moderne, individu imprévisible, hélas tragiquement disparu et, depuis lors, fort réputé.

De son vivant, Mucci n’avait été qu’un peintre italien parmi d’autres. Méconnu du grand public cultivé, auteur de centaines de toiles invendues, mal défendu par le grand critique Sergio Marinoni, il ne comptait, comme véritable soutien, qu’un homme, un industriel devenu un ami, le narrateur. Génois né à Venise, et donc appelé par cette double appartenance à être un redoutable négociant, Vitaliano Zorzi découvrit Mucci à la Biennale de Venise, en 1961, par l’intermédiaire d’un tableau fascinant, L’Incendie. Le choc esthétique éprouvé devant cette toile le conduisit à vouloir en rencontrer l’auteur. Il se prit immédiatement d’amitié pour le peintre, malgré son caractère singulier, mélange de sauvagerie et de sentimentalité. Mucci était un homme instable, un parfait négatif de l’homme d’affaires Zorzi : à l’un le perpétuel balancement entre désir d’indépendance et pulsions de soumission, que seule la fuite pouvait résoudre ; à l’autre la ténacité stable et équilibrée, cramponnée à un univers aux formes invariantes. Vieille formule d’alchimie humaine : le choc de la versatilité de l’artiste et de l’opiniâtreté du bourgeois produit des étincelles, et donc du roman. Les contraires s’attirant, les deux hommes devinrent peu à peu plus, l’un pour l’autre, qu’un artiste et son client : des amis. Mucci offrait sa vitalité, Zorzi son équanimité. Leurs relations durèrent un temps, aux frontières de l’intérêt, de l’admiration et de l’affection. Malgré ses efforts, le succès tant espéré ne couronnait toujours pas Mucci. Le peintre ne supportait plus sa vie en Europe, compliquée de pulsions perverses ; il désirait guérir une situation personnelle inextricable par la fuite. Son exil devait le mener en Afrique, dans les nouveaux États nés de la décolonisation. Zorzi accepta, à la veille du départ de l’artiste, de prendre possession – contre une forte somme – de l’ensemble des tableaux restant à vendre, à charge pour lui de trouver des acquéreurs et de se rembourser auprès d’eux. Mucci mourut quelque temps après, dans des circonstances obscures, au Congo. Son décès, et le grand article nécrologique et critique de Marinoni suffirent pour faire s’envoler la cote de ses tableaux. Voici quelqu’un qui n’avait presque jamais vendu un tableau de son vivant propulsé après sa mort vers les sommets du marché de l’art ; triomphe bien connu et ironique de la notoriété post-mortem sur l’obscurité ante-mortem. Les collectionneurs se l’arrachèrent soudain, et Zorzi, le narrateur, n’avait plus qu’à attendre son prévisible retour sur investissement. Hélas, un jour, un riche amateur d’art nota, sur un des paysages de Mucci qu’il venait d’acquérir, un détail dont la présence était impossible, un barrage hydroélectrique, postérieur à la mort du peintre. L’acquéreur poursuivit le vendeur en justice, pour escroquerie. Les grands quotidiens s’interrogeaient ; la cote du peintre s’effondrait ; l’affaire Mucci venait de commencer.

Où il sera remarqué que l’auteur, Mario Soldati, hésitant entre l’élégie, la satire, la critique, l’enquête, la comédie, la tragédie et l’épître, eût pu composer d’une main plus ferme et mieux assurée son récit et lui donner ainsi une direction claire, en rapport avec les exigences quelque peu conventionnelles du lecteur en matière de composition et d’harmonie.

Le démarrage du récit était plaisant, l’histoire de l’amitié, un peu intéressée, entre Zorzi et Mucci convaincante. Ce sont là les meilleures pages du livre, les plus sincères, les mieux tenues, car le reste, lui, ne tient malheureusement guère la distance. Une fois l’intrigue posée, sur des bases plutôt solides, Soldati eût pu continuer son récit dans une multitude de directions : enquête artistique et picturale ; récit policier ; satire des milieux de l’art ; récit intérieur et intimiste ; affaire de mœurs ; etc. Plutôt que de choisir un chemin, et de s’y tenir, Soldati tente de suivre chacune de ces orientations, tirant quelques pages vers l’enquête policière et judiciaire, quelques autres pages vers les habituelles histoires adultérines de la littérature italienne d’alors, pour basculer, au prix de contorsions narratives douteuses, dans de sordides et malsaines affaires de mœurs – que pour ma part j’ai trouvées un peu outrées. L’Incendie, à force de vouloir suivre, en parallèle, divers chemins, se perd. Les rebondissements tournent à l’artifice. Pour le dire plaisamment, c’est un incendie un peu éteint qu’a composé l’écrivain turinois. Le mélange des genres ne prend jamais vraiment. Le narrateur multiplie les pistes narratives et dilue son propos dans des aventures connexes qui ralentissent le livre. Ainsi, sa grande histoire d’amour, adultérine, avec la jeune Emanuela, n’a-t-elle qu’un rapport assez ténu avec le reste de l’intrigue. Elle ouvre et referme le livre, comme une boucle ; toutefois, cette boucle, plaquée artificiellement, n’a pas beaucoup de rapport avec ce qu’elle encadre. Certes, elle touche en profondeur le narrateur, lui donnant de surcroît une conscience assez nette de l’évanouissement inéluctable de tous les bonheurs : amitié, amour, passion, joies. Ceci – le souvenir d’Emanuela – est en rapport avec cela – la remémoration de l’amitié avec Mucci. Mais, il lui manque, à mon sens, la délicatesse et la subtilité qui président aux plus belles élégies. L’amour d’Emanuela est un joli détail, mais un détail de trop. De même, les histoires de cœur de Mucci, ou, à la rigueur, ses lettres d’Afrique, diluent le propos plutôt que de le concentrer. Toute la dimension éminemment nostalgique du récit, retour du narrateur sur une époque perdue et heureuse, semble bien terne, surtout comparé à d’autres grands romans italiens de la perte (Le Jardin des Finzi-Contini, et, à certains égards, Le Guépard). Reste néanmoins quelques belles pages sur l’attachement, mêlé de soupçons, que ressent le narrateur pour son ami. On regrettera, en contrepartie d’icelles, les clichés du voyage en Afrique (l’Anglais notamment).

Où il sera évoqué l’œuvre de Mucci, et les limites de la poétique descriptive de Mario Soldati, comparée aux maîtres du passé, et en premier lieu au « Master », lui-même, Henry James, donnant ainsi l’occasion à l’auteur de « Brumes » de citer un de ses auteurs préférés – à plus ou moins bon escient, d’ailleurs.

Quant à Mucci, le personnage peintre convainc un peu plus que son œuvre. Bien sûr, l’ironie que constitue pour un artiste une gloire acquise à l’instant de sa mort n’échappe pas au lecteur. Sur le vieux schéma de l’artiste maudit, oublié, moqué, et reconnu comme un précurseur par de lointains successeurs, qu’il ne dérange pas, Soldati a tenté de broder une histoire contemporaine mi-réaliste, mi-satirique. Les différents topoï de la représentation romanesque du peintre génial sont bien présents : extraordinaire productivité, instabilité du caractère, égocentrisme, mélange inégal de lucidité et d’inconscience, capacité à enchaîner les chefs-d’œuvre, etc. Mucci ressemble bien à un peintre moderne, du XXe siècle, tel que le lecteur l’imagine en s’appuyant sur sa culture personnelle. Quelques excentricités inattendues rehaussent son portrait et lui donnent, de toute évidence, la première place du livre. Là où l’écrivain a pris un risque, et peut-être perdu son pari, c’est en rompant le vieux pacte prudent, que j’appelle « jamesien », de la représentation emboîtée de l’œuvre dans l’œuvre : il faut, comme James le fit dans ses longues et merveilleuses nouvelles sur les écrivains, la suggérer, l’évoquer en oblique, l’entourer par la narration sans jamais la dépeindre explicitement. En la laissant dans l’ombre du récit, l’auteur lui confère une puissance de suggestion inégalable. Il faut frustrer le lecteur, ne lui offrir qu’une mince possibilité d’entrevoir le chef-d’œuvre, aviver son désir de représentation, faire travailler son imagination en laissant le tableau dans un certain brouillard narratif. Il s’agit de suggérer sans montrer, ce qui accroît l’effet pour le lecteur. Or, l’intrigue repose précisément sur le détail d’un tableau – présent plutôt qu’absent. Cela conduit Soldati à trop préciser ses descriptions, comme dans la scène du procès. Elle est amusante par ses petits détails, ses ironies, mais peine, au moment des plaidoiries, à développer un discours cohérent sur l’œuvre. Ce qui devait être une contre-enquête critique et acérée s’achève en vagues argumentations de raccroc, qui ne trompent ni le juge, ni le lecteur. Le discours pictural tourne à la confusion ; le cœur du récit n’est pas dans le détail inattendu, ramené au rang d’une simple péripétie. Soldati tente alors de sortir de cette impasse narrative par une série de rebondissements mi-psychologiques, mi-pulsionnels ; sans que je fasse pourtant preuve d’un moralisme étroit, qu’il me soit permis d’écrire qu’ils m’ont laissé dubitatif.

Où il sera conclu, après l’énoncé d’une hypothèse hasardeuse et improuvée, que l’auteur de « Brumes » ose parfois écrire des critiques négatives, qu’elles ne découlent pas seulement de son indéniable conformisme de petit-bourgeois provincial mais d’une sincère déception quant au manque relatif de profondeur et de pertinence du livre – qui eût mieux procédé en laissant de côté certains détails scabreux pour mettre l’accent sur le style et l’harmonie.

Les quelques descriptions des tableaux de Mucci ne rendent guère hommage au peintre, dont le travail n’a l’air ni singulier, ni moderne, ni puissant. Comme il est dangereux de représenter le génie, quand on n’est pas soi-même assuré d’en être un, mieux vaut le contourner que de l’attaquer de front. Ce relatif échec nuit quelque peu aux répétitives affirmations du narrateur sur la singularité extraordinaire de son ami. Mais au fond, la question n’est pas illégitime : est-il si bon que Marinoni et Zorzi le pensent ? N’est-ce pas là un angle mort intéressant du texte ? Le narrateur s’aveugle volontairement parce qu’il possède les toiles de son ami – qu’il admire et qu’il a intérêt à promouvoir. Marinoni, de son côté, a certaines raisons personnelles de mettre en avant, une fois mort, un artiste qu’il n’avait pas explicitement défendu de son vivant. En creux, on pourrait deviner une charge habile contre la manière dont se font les réputations dans le monde de la peinture : une mort frappante, quelques critiques positives, un emballement des collectionneurs, un vendeur rusé maîtrisant bien son stock, et voici le peintre en pleine ascension à la bourse de l’art – quelle que soit, au fond, la valeur profonde de son œuvre. N’est-ce pas encore ce qui peut se produire, toutes proportions gardées, sur les places moutonnières et spéculatives de Bâle ou d’ailleurs ? Mucci, ou le lancement d’un peintre sur le marché ! Comme le dit l’adage bien connu, il ne suffit pas de faire, mais de faire savoir. Et, pour aller plus loin dans ce scénario, pourquoi ne pas envisager que cette disparition opportune ait été manigancée ? Cette hypothèse de lecture, permise, d’évidence, par les deux tiers du livre, ne tient pas dans le dernier. C’est là, je crois, une extrapolation difficile à soutenir – les coups de théâtre du récit supposent du lecteur qu’il n’y ait pas vraiment pensé. Je n’ai pas l’habitude de raconter toute l’histoire d’un roman sur lequel j’écris une note : je n’irai donc pas beaucoup plus loin, mais il est certain qu’il n’y a là nulle conjuration obscure, nulle machination – rien ne suggère que le narrateur n’est pas franc. Soldati a préféré bâtir une sous-intrigue pulsionnelle assez pesante, que d’aucuns jugeront répugnante et, qui, c’est un comble, s’achève en un médiocre vaudeville. Sur un matériau riche, avec de bonnes idées de départ, et ce malgré un très bon premier tiers, Mario Soldati a construit un roman plutôt anodin, assez peu en rapport avec sa flatteuse réputation.

Extravagance : Le Levant, de Mircea Cărtărescu

Dirigeable fantaisie

Le Levant, Mircea Cărtărescu, P.O.L., 2014 (Trad. : Nicolas Cavaillès ; Première éd. originale : 1990 ; Titre original : Levantul)

Voilà. C’est fini. Le livre est refermé, posé sur le bureau. Le critique auto-proclamé – et brumeux – le regarde d’un air que des observateurs bienveillants qualifieraient de dubitatif si, par malchance, il leur était donné d’assister à cette scène. Elle leur est épargnée – ils ont bien autre chose à voir. Le lecteur reprend son bien, le soupèse, le feuillette avec un brin de négligence ennuyée. Dire qu’il va falloir en parler. Qu’en penser ? Il relit la quatrième de couverture, en catalogue les épithètes : « jouissive », « ludique », « original », « savoureux », « sentimental », « nonchalant », « luxuriant », « romantique », « symboliste », « décadente », « expérimentale », « oniriste », « superbe ». Il note ici « métatextualité », là « élégie ». Il est question de Joyce, de Borges, d’Apulée, de Diderot, de Byron, de Kleist, etc. Les lèvres du lecteur se déforment en une moue perplexe devant une telle surenchère. Tant de qualités ? Tant de superlatifs ? Tant de références ? C’est mauvais signe. Il recommence un chapitre, sourit un peu, avance de quelques paragraphes, lève les yeux au ciel, se reprend, continue, rit, puis referme le livre, le repose. Faut-il écrire, vraiment, une critique sur ce livre ? Et qu’en dire ? Ce sont là questions d’arrière-cuisine, de parturition para-littéraire sans intérêt – déjà que les articles eux-mêmes n’en ont guère… Hélas, le petit chroniqueur, comme le grand, se les pose toujours. Et il n’épargnera pas aujourd’hui son hypothétique lecteur de toutes ses hésitations. Devant lui, immobile, se tient Le Levant, un des principaux livres de Mircea Cărtărescu, le Mircea-Cărtărescu-dont-on-parle-vaguement-pour-le-Nobel-depuis-plusieurs-années, le Mircea Cărtărescu d’Orbitor. Le Levant, texte de 1990, traduit en français en 2014, est une singulière poésie épique, composée à l’âge anti-épique du post-modernisme triomphant. Il prend la forme d’un plantureux récit des Mille et Une Nuits assaisonné à la sauce valaque, allégorie libre et ironique écrite à l’époque la moins libre et la moins ironique qu’ait connu la Roumanie, le temps sinistre et terminal du Conducator. Est-ce le trésor caché, drôle et subtil, à côté duquel tous, trop obsédés par E. Carrère, sont passés à l’automne dernier ? Est-ce, au contraire, un chef-d’œuvre du clinquant, avec sa dorure en toc, son vacarme gratuit et ses pastiches fumeux ? Et entre les deux ? Faut-il en dire un bien modéré ou un mal retenu ? Est-ce réussi ou non ? Le lépidoptériste littéraire essaie de poser ses fondations. À lui d’assembler quelques traits descriptifs saillants du papillon roumain en une catégorisation précise. Classe ? littérature ; famille ? poésie  ; genre ? épopée ; espèce ? post-moderne. Son compartiment scientifique est prêt ; le texte se laissera-t-il si facilement épingler ?

Lu au premier degré, Le Levant présente, sous une forme balançant constamment entre la poésie et la prose, l’histoire d’une bande d’improbables aventuriers, réunis pour abattre le terrible tyran de Valachie, le Voïvode. Les lecteurs les plus acharnés à débusquer, derrière les jeux littéraires, les figures contemporaines de la rédaction d’un ouvrage pourront deviner à travers la figure de ce dictateur patibulaire l’incontournable – et un peu oublié désormais – Nicolae Ceausescu. Je ne crois pas cependant qu’il soit très utile de creuser cet aspect précis. Je sais, je surprends la plupart d’entre vous en les privant de mon habituel (mais dispensable) laïus historique. C’est une mauvaise habitude, peut-être, que de vouloir à toute force lire un texte littéraire par son contexte historico-socio-politique, tel un médiocre Sainte-Beuve (dé)formé à l’École Libre des Sciences Politiques. Je vais essayer de la perdre – cette fois-ci. Le Voïvode n’est, dans tout le récit, qu’une cible, une ombre, un ennemi lointain. Son renversement, pour reprendre le terme d’Hitchcock, est un MacGuffin comme un autre. Les héros n’affrontent pas vraiment le despote ; aucun péril n’est ici très sérieux ; leur adversaire a tout de la chimère. Le Voïvode n’apparaît pas autrement que de manière littéraire, dans les propos et les vers des personnages, comme une figure maléfique et floue. Il n’est pas mis en scène ; sa défaite n’a rien de la chute du Titan, tout de l’évanouissement d’un spectre. Il suffit aux aventuriers de paraître, à l’imagination de triompher, pour que s’envole le tyran et son premier cercle. Et pour le remplacer, une marionnette de l’auteur suffira ; qu’importe qu’elle ne révolutionne rien, et reprenne à son compte la dictature défunte. Le Levant est une épopée dont le but s’atteint dans la désinvolture, malgré les obstacles, et par la seule force de l’imaginaire. Son résultat ne compte pas. La lutte y est annoncée, programmée, et habilement contournée, de digressions en détours, par un récit bien déterminé à échapper à son programme attendu. Alors Ceausescu, là-dedans… Laissons-le. Bien évidemment, qu’un jeune auteur roumain écrive, à la fin des années 1980, un texte aussi joyeux, baroque et satirique est un indice. Face à la redoutable dictature du Conducator, le jeu littéraire, l’allusion, la métaphore, la broderie rococo, sont des instruments de lutte, ou plutôt de survie. Pourtant, le texte n’a rien perdu de la disparition de son contexte ; il pourrait avoir été écrit en 1995 ou en 2015. Et le chroniqueur, fort marri, achève son paragraphe censé ne pas parler de Ceausescu en constatant qu’il n’a parlé que de lui, tournant autour de ce thème qu’il avait explicitement annoncé vouloir ignorer. Misère !

Le Levant montre, chant après chant, la persistance d’une âme roumaine libre, hybride de latinité et d’orientalisme, face à la pesante matérialité du communisme en phase terminale. Un des aspects qui échapperont le plus au lecteur français, par ailleurs positivement impressionné par l’effort du traducteur Nicolas Cavaillès, qui n’avait pas là tâche aisée, c’est son ancrage dans l’histoire de la littérature roumaine. Les pastiches des grands poètes locaux (Arghezi, Barbu, Doinas, etc.) sont nombreux. À moins d’être spécialiste en littérature roumaine, il est difficile de les apprécier à leur juste valeur – d’autant plus en traduction, même si le roumain est une langue latine, à la syntaxe point trop éloignée de la nôtre. Ils expriment chacun une sensibilité littéraire spécifique, mais dont le modèle échappe nécessairement au lecteur étranger. Les passages poétiques, de genres variés, sont donc moins l’expression de la sensibilité personnelle de M. Cărtărescu qu’une remise en perspective, en forme d’hommage, de l’histoire de la poésie roumaine. Cet aspect du jeu poétique est difficile à juger ; les poèmes sont vifs et divertissants, le traducteur en a respecté rimes et pieds ; ils se tiennent, malgré les contraintes qu’impose le pastiche, à une forme de ligne claire « épique ». On peut les apprécier sans en connaître les référents. Ils décrivent des sentiments élevés ou des actions intrépides ; ils jouent des degrés de lecture ; ils évitent, généralement, l’obscurité métaphysique ou formelle de la poésie moderne. Avant tout, l’auteur cherche à raconter une histoire, c’est-à-dire un enchaînement d’actions dont la narration est soutenue ici par une prose flamboyante, là par des poèmes explicites. Ils sont parfois plus proche de la parodie que du pastiche ; le lecteur n’est guère porté à les prendre au sérieux. Il faudrait d’ailleurs bannir cette épithète de toute critique du livre – et lui joindre, dans son exil, ses synonymes, grave, convenable, pondéré, etc.

L’exercice de style, je l’ai dit, supposait l’écriture d’une « épopée ». Le second degré est généralement antinomique de l’épopée : la grandeur et la vertu s’accommodent très mal de l’ironie et du grotesque ; le sublime irréprochable l’est moins de côtoyer la parodie moqueuse. Ici, l’auteur prend le pari inverse. De nos jours, le seul moyen de faire tenir un motif grandiose est de ne pas le prendre au sérieux, de l’exposer tout en le moquant. Personne ne peut plus croire à un récit monumental qui ne soit pas préoccupé, discrètement, de saper sa monumentalité. Sur les campus, on appelle ça le post-modernisme : « intertextualité », jeu de références, citations discrètes, allusions, auto-ironie, brouillage de la diégèse, interventions de l’auteur dans la narration, intérêt explicite pour le texte-en-train-de-s’écrire, fantaisies, etc. Le critique amateur évitera avec bonheur de trop s’aventurer dans ces sentences définitoires – surtout face à un concept néo-baroque, par principe incertain. Le premier degré n’est supportable au lecteur d’aujourd’hui qu’enveloppé par le second, qui l’excuse. M. Cărtărescu a certes écrit Le Levant dans un style orné, copieux, que d’aucuns jugeront peut-être de mauvais goût, parfois. Son côté tapageur n’est certes pas désagréable, mais, à la longue, il fatigue un peu. L’œuvre n’est pas sans clichés, sans facilités, sans clinquant. Les héros y sont héroïques, les poètes grandiloquents, les aventuriers aventureux, les patriotes patriotes et les soldats valeureux. Le jeune et sincère Manoïl, le personnage principal, déclame de bon cœur des poèmes nationalistes d’une bruyante platitude ; ses compagnons sont des héros-types, donc sans épaisseur : le brigand grec au grand cœur, le galant lieutenant français, le savant génial, etc. ; l’aventure passe, sur un rythme trépidant, de la terre à la mer, et de la mer aux cieux. Le récit ne présente pas d’originalités structurelles, il se rattrape sur les fantaisies de détail. Les personnages n’échappent à un danger que pour retomber dans un autre. Ils sont sans cesse retardés, et la moindre action valeureuse, comme dans La Jérusalem Délivrée, prend un chant. Les descriptions sont riches de détails biscornus et d’épithètes éclatantes. Toute cette dynamique épique est soutenue par un recours constant à la métaphore grandiose, à l’hyperbole, mais aussi à l’expression de sentiments élevés, de la valeur personnelle et de la vertu. L’ensemble n’est pas sans trouvailles, et sans réels moments de poésie – comme ce moment où le héros va par un joli enchantement à la rencontre des bardes du passé national. Ce premier texte, qui pousse jusqu’à la caricature ses traits épiques, s’accompagne néanmoins, comme pour se racheter d’oser toutes ces naïvetés, d’un second texte qui le sape presque entièrement.

L’auteur interrompt fréquemment son histoire pour la commenter, pour expliquer ce qu’il cherche à réaliser, pour insister sur tel ou tel point que le lecteur aurait laissé échapper. M. Cărtărescu invite à l’occasion son lecteur à l’indulgence ; il lui signale aussi quelles souffrances l’écriture d’un passage lui a occasionnées. Il temporise une action déjà retardée par nature. Il faut quelques chapitres, pardon, quelques « chants », car l’auteur respecte les formes de l’épopée, pour que Manoïl, le héros, fâché de voir l’action épique interrompue par les commentaires intempestifs de l’auteur, sorte de la page et, dans une scène divertissante, empoigne son créateur pour l’attirer, avec lui, dans cette Valachie imaginaire. L’auteur-narrateur-aède, devenu un des personnages de sa propre histoire, multiplie les pirouettes postmodernes, passant d’un niveau de narration à un autre, d’un degré de réalité littéraire à un autre, pardon, soyons précis et platement narratologiques, d’un degré de diégèse à un autre. Et c’est ainsi que les personnages viendront, au chapitre final, résumer leur aventure entre amis, autour d’un café, … au domicile de M. Cărtărescu, à Bucarest ! L’histoire perd de ce fait des repères chronologiques déjà bousculés par les anachronismes ; est-on au 18e siècle, au 19e siècle, au 20e siècle ? On ne le sait plus. Et tout cela n’a guère d’importance. Écrire une épopée en 1990 en vers réglés et en suivant les normes du genre, déjà vieillissantes à l’époque du Tasse ou de Camões, n’était évidemment plus possible. M. Cărtărescu s’en était aperçu. Il a donc choisi une voie étroite, un peu artificielle : au premier degré, une épopée orientale, populaire et patriote, un brin copieuse, écrite d’un ton enjoué, parfois déclamatoire, fardée de couleurs vives, encombrée de détails et d’ornements ; au second degré, l’histoire de l’écriture de cette épopée, avec ses commentaires intempestifs, son auto-dérision, ses remarques inattendues ou paradoxales. Il faut lui reconnaître un véritable talent pour surjouer l’épopée et son commentaire ; il y a, dans ce texte, une forme de surenchère permanente, de surchauffe qui suscite l’intérêt du lecteur. Dans une épopée au premier degré, l’auteur est un singe qui bat bruyamment du tambour en pensant créer une œuvre sublime et émouvante. Dans Le Levant, le singe bat aussi bruyamment du tambour, mais il l’admet. Il sait qu’il n’est qu’un singe, il sait que son tambour est assourdissant, il sait que sa musique est archaïque. Il en rajoute, il commente, il raille. À l’occasion, il s’arrête pour mieux reprendre, plus fort encore. Son vacarme est conscient de lui-même : l’épopée ancienne exigeait un lecteur naïf et généreux, prêt à passer sur les hyperboles et les poncifs ; Le Levant cherche un lecteur averti, disposé à admirer les super-hyperboles et les super-poncifs dont joue explicitement l’auteur, mal retranché dans son méta-texte et bientôt assiégé par sa propre création. Le contrat, avec le texte de M. Cărtărescu, est au fond assez simple : soit vous y prenez plaisir, et vous aimerez toute cette machinerie de théâtre, avec force accessoires et effets, pirouettes et pastiches, dans son ambiance orientale de conte, de magie et de loukoums ; soit vous n’entrez pas un seul instant dedans, et son vacarme vous paraîtra aussi inepte que tapageur. C’est à cela, parfois, que se réduit la critique, quand elle parvient à un certain point : l’aporie du j’aime / j’aime pas… J’aime ? j’aime pas ? J’aime ? j’aime pas ? À vous de le deviner. N’est-ce pas une manière d’inciter le passant à vérifier par lui-même ?

Le brave chroniqueur des « Brumes » s’est gratté la tête en relisant sa note pour lui trouver une conclusion à la fois percutante, ouverte et pertinente. Rien à faire ; seul le point d’interrogation s’impose. Décidément dubitatif, il achève là sa notule du jour, un peu différente des précédentes ; il espère avoir rendu, à sa manière discrète, un petit hommage à M. Cărtărescu ; et derechef se rend à sa librairie habituelle, acquérir le nouveau Cahier de l’Herne, consacré à son très cher Joseph Conrad.

Mésaventures de la dialectique : Assainissement, de Václav Havel

Ornières boueuses

Troisième et dernière note de cette semaine consacrée à Václav Havel.

Assainissement, Václav Havel, Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin », 1991 (Trad. Erika Abrams ; Première éd. originale 1987 ; titre original : Asanace)

La précédente pièce de Václav Havel, Tentation, exprimait le dilemme de l’intellectuel en milieu hostile, déchiré entre plusieurs tensions irréconciliables : son désir de reconnaissance contre sa détermination à préserver sa singularité ; sa volonté innée de puissance contre son attachement à son indépendance ; la réalité affichée de sa sujétion contre l’hypothèse de sa discrète autonomie. Comme dans le mythe, Méphisto offre au moderne Faust le pouvoir au prix de l’âme : mais ce n’est chez Havel qu’un pouvoir vidé de contenu, une position sapant toute intelligence. Nul scrupule n’est admis. La fidélité prime sur l’esprit, elle prime même sur la conviction ; la dictature n’a plus que des motifs creux à faire valoir, sa continuation en premier lieu, et comme horizon – toujours attirant pour les faibles – l’exercice du pouvoir sur autrui. Tout le travail du régime – et de ses agents provocateurs, dont le « tentateur » – est de faire verser les scientifiques et les artistes dans un camp déterminé : avec ou contre lui. On est stipendié, ou bien ennemi. Qu’importe ce qu’ils produisent ; qu’ils soient zélés ! La reconnaissance et la puissance se paient d’une soumission, d’une perte de singularité et d’indépendance ; nul louvoiement face au pouvoir n’est possible, le plus parfait conformisme s’évalue au nombre des reniements, exigés comme gages de fidélité. L’autonomie, en contrepoint, ne peut être que discrète et se paie de l’insignifiance sociale, économique, humaine, et donc de la plus extrême solitude. Que le tenté ait quelques hésitations, un peu de honte ou d’estime de lui et c’en est fini. Dans Assainissement, pièce moins aboutie, moins efficace, aussi, Havel tente d’exprimer les complications de la situation des esprits d’un point de vue moins allégorique. Il renonce à Faust et à Méphistophélès, au double jeu et aux trahisons ; il met en scène non le couple complexe de la tentation et de la trahison chez l’intellectuel, mais son désarroi face à des impulsions contradictoires probablement inspirées des palinodies de la Perestroïka. Les personnages ne se trahissent plus ; ils subissent, crédules ou méfiants, des directives bureaucratiques absurdes.

L’action se déroule dans la province tchèque. Un groupe d’architectes, soit des praticiens de l’esprit, à mi-chemin de l’ingénierie et de la création, à l’intersection de la technique et de l’art, est envoyé dans une vieille cité médiévale, en contrebas d’un château gothique, pour assainir la ville. Par cet euphémisme, il est attendu de l’équipe d’architectes la conception et la réalisation d’un programme de modernisation urbaine, dont les grandes lignes sont déjà idéologiquement fixées. Le spectateur le devine par connaissance du contexte ; les premières scènes le lui confirment. L’habitat, vétuste, est une survivance du passé, une tradition, une continuité. Il a ses tares, ses obsolescences, certes ; il est aussi un vécu, concret, chargé de joies et de peines, de souvenirs et d’espoirs. Il bénéficie de la préférence instinctive des collectivités pour ce qui est déjà contre ce qui n’est pas encore. Prudence ou conservatisme ? Peu importe, il dérange le pouvoir par sa seule existence. Sa légitimité, conférée par l’histoire, est de celles que les régimes communistes veulent abattre ; elle concurrence la sienne, elle existe sans lui et hors de lui ; il la conçoit comme anti-progressiste, et donc réactionnaire. Pour moderniser cette ville, faire avancer le progrès, casser, aussi, un mode d’être-au-monde qui ne dépend pas de l’État, les architectes sont chargés de détruire l’existant, d’éliminer les structures anciennes, vues, par erreur ou par déviationnisme, comme naturelles et légitimes par ceux qui y vivent. Le progrès urbanistique sera une table rase, démarche non dénuée d’arguments rationnels d’ailleurs, les défenseurs de la destruction le prouvent à l’occasion. Contrairement aux scientifiques de Tentation dont les recherches apparaissaient comme fictives, les architectes d’Assainissement travaillent, ils doivent proposer quelque chose, même si ce « quelque chose » n’est qu’une énième variation d’un schéma déjà connu, inéluctable. L’exigence du régime, on le devine, consiste en une destruction totale, suivie d’une reconstruction à la bétonnière, avec parcage de la population dans de grands ensembles rectangulaires et grisâtres, sans qu’il ne soit tenu compte des opinions rétrogrades et erronées des habitants. On fera le bonheur des hommes malgré eux, voire contre eux, si c’est nécessaire.

L’équipe des planificateurs obéit, morose, aux instructions de sa hiérarchie, sans toutes les partager. Ils sont six : Ulč, le progressiste, Macourková, la servile, Plekhanov, le résigné, Albert, l’indigné, Louise, l’hésitante et Bergman, leur chef, et qui comme (presque) tous les chefs suit ses troupes en faisant mine de les diriger. La pièce ne les changera pas ; elle les aiguisera. Les circonstances imposent bien des réalignements. Car, soudain, le régime change d’avis : il ne faut plus assainir mais rénover. Ah, non, c’est faux, détruisez, ne rénovez pas ! Ou, plutôt, rénovez sans détruire, détruisez sans rénover, détruisez et rénovez ! Chacun réagit à la bizarre valse des ordres et des contre-ordres du régime dans l’étroite mesure qui lui est permise par le dramaturge : ils tombent les masques. La vieille dictature communiste, lointaine héritière des purs et durs du Stalinisme, n’est plus effrayante par fanatisme ou par imprévisibilité, mais par indécision. Elle arrête, emprisonne, libère, arrête, emprisonne, libère, arrête, emprisonne, libère, au gré d’initiatives et de reculades aux motifs obscurs. Elle change plusieurs fois d’opinion à propos de l’assainissement urbain : le jeu dialectique, habituel alibi des retournements idéologiques des partis communistes, est ici poussé à son point le plus extrême. Sur la scène, il passe de visu par les va-et-vient aussi comiques qu’inquiétants de ces inspecteurs du régime, qui interrompent sans cesse l’action. Le Secrétaire est affairé ; il entre sur scène, dérange les dialogues, tient ses conciliabules ; les inspecteurs qui le secondent changent, ils sont remplacés, signe oppressant de purges obscures ; rien ne filtre jusqu’à de nouveaux contre-ordres. Les machinations incompréhensibles du pouvoir égarent les personnages comme les spectateurs ; nul ne cesse d’espérer un retournement – et, un temps dialectique plus loin, de le craindre. Sans ce « rôle directeur du Parti », la pièce n’existerait pas puisque lui seul dynamise l’intrigue en poussant chacun des personnages à se dévoiler et à se prononcer sur ses foucades. Les architectes suivent comme ils le peuvent. Le schématisme de leurs caractères affaiblit un peu la pièce ; il la rend didactique – un didactisme que Havel avait dû sentir et qu’il avait voulu tempérer par la chute inattendue et tragique du cinquième acte. Politiquement, l’équipe d’architectes est « pluraliste ». Ulč incarne l’aile « radicale », Albert l’aile « réformiste », Macourková la « plaine » opportuniste, Plekhanov le courant « apolitique », hostile au fond mais passif en surface. Ulč est l’allié naturel du Parti, et trouve en la suiviste Macourková une alliée ; Albert est son opposant, tout aussi naturel. Plekhanov le soutient, en douce, mû par un complexe balancement entre les deux pôles opposés de son tempérament, son fatalisme (le Parti suivra la mauvaise route) et son espérance (et si cette fois, néanmoins ?). Louise, épouse de Zděnek Bergman, le responsable, oscille quant à elle entre les deux grandes éthiques wéberiennes : l’éthique de conviction – qui la pousse à soutenir une approche humaniste, modérée, compréhensive de l’assainissement envisagé ; l’éthique de responsabilité – qui la conduit à adhérer aux choix de son époux et de son Parti, par une soumission de mauvaise grâce au monde tel qu’il va. Enfin Bergman, nullité conformiste d’une souplesse redoutable, finit toujours, après un moment d’adhésion aux opinions de son équipe, par réajuster, dans de long discours, son approche des problèmes à celle qu’on lui impose en plus haut lieu. Il est là pour synthétiser les positions des uns et des autres, sous le regard oppressant du Parti : jouet de forces supérieures, incapable d’opposition comme d’autonomie, il ne satisfait personne. Sa lâcheté n’implique pas néanmoins sa complète bêtise : quand la fidélité de sa femme est en jeu, il se montre d’une tout autre envergure.

Pour adoucir les rouages très mécaniques de son intrigue, jeu de personnages-types animés au gré des volte-face du Parti, Havel a en effet inséré dans la trame de la pièce des histoires sentimentales. Elles devaient accentuer les dilemmes de Louise et de Bergman ; elles forment, à mon sens, une sorte de double-fond sentimental banal. Il ne rend pas la pièce moins mécanique. C’est le vieux schéma du théâtre : A aime B, B aime C, C ne peut aimer B. C se laisse séduire par B ; puis se dédit. B est brisé ; A, qui a découvert subrepticement l’amour entre B et C, l’est aussi. Le classicisme éculé de ces affaires de cœur est souligné à l’occasion par Bergman, lorsqu’il chapitre sa femme sur la manière qu’elle a d’exprimer de ses sentiments, si proche du cliché. Le dramaturge devait s’être aperçu que cette dimension de la pièce ne fonctionnait pas bien et qu’elle ralentissait plutôt le véritable jeu de l’intrigue, à savoir la radicalisation progressive de chacun au gré des tocades du parti. Les uns et les autres se dévoilent de plus en plus. Leur masque d’opportunisme conformiste tombe ; Albert soutient les pétitionnaires de la ville, hostiles à l’assainissement ; Ulč dénie toute légitimité à l’expression de leur conservatisme, comptablement minoritaire. Autour de leur opposition, se structurent deux camps de force égale, dont l’hostilité est réglée à coup d’arrestations et de remises en liberté par un Deus Ex Machina insondable, le Parti. La fin de la pièce est le seul moment où ce jeu mécanique se tempère d’un événement dramatique inattendu : les véritables victimes de la montée des tensions sont ceux qui, abaissant les protections de leur fatalisme, finissent par croire que les choses peuvent s’améliorer – et qui ne supportent pas la brutale extinction de cette espérance. Personne ne les surveillait, personne ne craignait pour eux, et pourtant… La chute est mieux inspirée que le reste : à force d’hésiter entre une intrigue sentimentale, aussi lente que conventionnelle, et une parabole politico-éthique mécanique, quoique non dénuée d’ironie grinçante et de véritable cocasserie, Havel enlise sa pièce. Ses liens trop étroits avec son époque d’incertitude gorbatchévienne l’ont vieillie prématurément ; non que la vieille opposition du progressisme et du conservatisme soit morte ; non que l’architecture ait choisi entre la table rase et la rénovation ; mais c’est le Parti, « moteur de l’histoire » (dans tous les sens du terme) qui s’est enrayé en 1989, pour ne jamais redémarrer, privant la pièce de sa première cible et de son principal mobile.