Apories de la révolte des hommes : Au-delà des forces, I et II, de Bjørnstjerne Bjørnson

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Nouveau volet d’une série implicite de ce blog, que je pourrais intituler « Lire les Prix Nobel ». Vous trouverez mes analyses d’œuvres de Pirandello, Steinbeck, Lewis et Faulkner sous l’onglet « Tout le blog en une page ».

Au-delà des forces I & II, Bjørnstjerne Bjørnson, Les Belles Lettres, 2010 (trad. Éric Eydoux) (éd. originales 1883 et 1895)

Prélude contextuel : lire les Nobel

Je me suis fixé, voici quelques années, un objectif passablement inepte et néanmoins accessible à quiconque a un peu de suite dans les idées : lire une œuvre, au moins, de chacun des 110 – nombre en croissance régulière – récipiendaires du Prix Nobel de Littérature. Six mois me suffiraient certes pour mener et achever intégralement un tel programme ; j’ai souvent autre chose à lire alors je reviens, de temps à autre, vers les « nobels ». Ne levez pas les yeux au ciel, ne vous moquez pas, ne me regardez pas comme un incurable imbécile confit dans ses manies petites-bourgeoises, il se révèle au contraire très intéressant d’explorer le palmarès d’un prix littéraire et d’essayer d’en saisir la logique, les impasses et les erreurs ; d’explorer les décisions plus ou moins judicieuses des jurés ; de saisir les modes littéraires du passé. Au dernier décompte, ma bibliothèque comprend 70 des 110 lauréats ; j’en ai lu 32, soit un peu plus du quart. Parmi eux, des auteurs que j’aime, qui comptent pour moi et qui m’accompagnent depuis des années déjà, Eliot, Yeats, Faulkner, Mann, Claude Simon ou Saramago (pour n’en prendre que quelques-uns au hasard). Parmi eux aussi, les oubliés du début du siècle dernier, que je peine, parfois, à trouver (heureusement, il reste de nombreux volumes Rondoli – tranche blanche, lettres dorées et dessin de Picasso sur la couverture – disponibles chez les bouquinistes).

Les chemins de la notoriété post-mortem sont impénétrables : tel auteur, reconnu et célébré de son vivant, parfaite incarnation d’une époque et de son Zeitgeist, disparaîtra dans l’oubli le plus complet quand tel autre, prosateur méconnu, poète obscur sera, après sa mort, étudié, disséqué et célébré des décennies durant par ses successeurs. Certains ont reproché à l’Académie d’avoir raté Pessoa ou Kafka. Soyons sérieux, qui les connaissait de leur vivant ? Certains choix paraissent néanmoins contestables car, comme toute récompense subjective, le Nobel s’est trompé. À la bourse des valeurs littéraires, certaines valeurs nobelisées ont connu depuis leur récompense suédoise de spectaculaires effondrements. On a beau jeu, un siècle après, de se moquer de choix devenus depuis incompréhensibles. C’est inutile, car les temps ont changé. On distingue mieux les tendances d’une époque quand elle est révolue ; on cherche dans la littérature passée, ce qui la relie au présent et pas ce qui la reliait à ses contemporains. Pour récompenser Pontopiddan, Spitteler, Hauptmann, Carducci ou Bjørnson, l’Académie a sacrifié James, Ibsen, Hardy, Tolstoï, Tchekhov ou Zola. Impardonnable ? À voir. L’Académie le reconnaît elle-même, ses premiers choix, avant le tournant des années 20 – lorsque furent récompensés Yeats, Bergson ou Thomas Mann – n’ont pas été très judicieux. Corsetés par les exigences du testament vague d’Alfred Nobel (récompenser une littérature « idéaliste ») et par les pudeurs morales de leur temps, les jurés ont choisi quelques gloires déjà pâlies du siècle précédent, dont les écrits ont disparu, depuis, des consciences collectives et des étagères des librairies.

Note

Parmi elles, l’œuvre de Bjørnstjerne Bjørnson, dont la survie hors de Norvège semble se limiter à la réédition épisodique de quelques-unes de ses meilleures pièces. Il faut saluer, en France, les efforts constants, depuis des décennies, de Régis Boyer et d’Éric Eydoux pour offrir au public les grandes œuvres de l’histoire des littératures scandinaves. Il faut saluer également l’effort des Belles Lettres qui, avec sa collection « Classiques du Nord » permet la lecture des grands oubliés septentrionaux. Bjørnstjerne Bjørnson, de son vivant, était l’écrivain national de Norvège, devant ses trois grands rivaux, Alexander Kielland, Jonas Lie et Henrik Ibsen, le seul dont l’œuvre, plus novatrice, ait traversé tout le XXe siècle. Grâce à leur réédition en 2010, nous pouvons lire deux pièces de Bjørnson : Au-delà des forces I et II. Malgré la récurrence de plusieurs personnages et l’unité de lieu, ces deux pièces constituent deux œuvres indépendantes, distantes de douze ans dans l’œuvre du dramaturge norvégien. Leur ambiance diffère. Elles témoignent de deux tendances littéraires contemporaines : la première baigne dans un symbolisme chrétien nimbé de brumes opaques et de mystères pieux, au creux de fjords profonds ; la seconde plonge dans le réalisme social, représente les extrémités du capitalisme fin-de-siècle, avec ses ouvriers misérables en lutte contre un patronat obtus et hautain. Le défaut premier, peut-être, de cette œuvre double, c’est son ancrage dans les modes littéraires de son temps : la mise en scène, si elle suit de trop près les didascalies, risque d’exagérer les aspects les plus vieillis des deux pièces, notamment son symbolisme un peu lourd. Plutôt que d’écrire sur chacune des deux pièces, je vais les aborder, malgré leur indépendance formelle, comme les deux volets insécables d’un diptyque.

Résumons rapidement les deux pièces : dans la première, un pasteur semble posséder des pouvoirs miraculeux, dont il fait usage sans modération, jusqu’à devenir une figure locale qui intrigue et inquiète l’église, malgré toute sa dévotion et ses efforts, il ne parvient à sauver son épouse de la maladie et de l’incroyance ; dans la seconde, une grève d’ouvriers ne trouve d’issue que dans un déchaînement de violence anarchiste, perpétré par le fils du pasteur et, hélas, sans effets durables sur la réalité des conditions de vie du prolétariat.

Plus que la récurrence de certains personnages, selon moi, le lien entre les deux pièces naît de leur profonde symétrie : Au-delà des forces I, c’est le drame de la religion, Au-delà des forces II, c’est le drame de la politique. Dans la première pièce, l’homme pieux, l’homme miraculeux, malgré sa perfection morale, son immense aura, sa grandeur d’âme, ne peut sauver ceux qu’il aime. De victoire en victoire, de miracle en miracle, le pasteur atteint un point où la conviction devient sentiment de toute-puissance : le faiseur de miracle n’en viendrait-il pas à contraindre Dieu, à diriger Dieu, à prouver Dieu ? Sa piété, sa confiance en lui et en sa foi le mènent littéralement au-delà des forces humaines. Dans la seconde pièce, le militant, l’homme de parti, l’homme sacrificel, quelle que soit sa grandeur d’âme et sa vertu, ne peut contraindre l’histoire à dévier son cours. Il peut donner, se donner, entièrement, sans retour, jusqu’au sacrifice, le monde et l’histoire sont trop puissants pour en être affectés durablement. Sa foi en l’humanité, son espérance le mènent, lui aussi, au-delà des forces humaines. La symétrie des deux thèmes est profonde : Bjørnstjerne Bjørnson met en scène l’échec de deux mysticismes. Mysticisme de la foi, mysticisme de la conviction ; le parallèle entre le faiseur de miracles et l’accoucheur de l’Histoire est tout tracé. Le père, pasteur, s’est cru investi de forces surnaturelles ; le fils, militant, de forces surhumaines.

Les intrigues diffèrent dans le détail mais la structure des deux pièces fonctionne en miroir : ainsi le débat des industriels sur les rapports entre l’État, le capital et les ouvriers fait écho au débat des théologiens, dans la première pièce, sur l’avenir de la religion dans un monde en cours de désenchantement (pour reprendre l’idée wéberienne). Les deux scènes se répondent jusqu’aux plus petits détails : présence d’un personnage comique, débat dominé par un personnage socialement supérieur, panorama des différentes opinions admises de l’époque (piétisme, rationalisme, mysticisme d’un côté ; paternalisme, scientisme, darwinisme social de l’autre). Contrairement aux industriels, néanmoins, les pasteurs ne croient plus guère en leur cause. L’effet de miroir se brouille sur certains détails : les pasteurs soupçonnent qu’il n’y a pas de miracle possible quand les industriels croient tous, ou presque, à l’inéluctabilité de leur victoire, de leur triomphe.

La première pièce situe l’intrigue dans une forme de brouillard, de flou, d’incertain : lorsqu’il se dissipe, la réalité nue contredit les espérances de la foi. Au-delà des forces I, c’est l’épuisement du mysticisme.

La seconde pièce, en revanche, est impérieuse, précise, ses arêtes sont tranchantes, brutes ; c’est la violence qu’elle génère qui provoque l’effondrement. Au-delà des forces II, c’est l’éruption du dogmatisme.

Dans les deux cas, l’intrigue aurait pu s’achever sur un constat de désolation : les dieux sont morts, la foi est inutile ; des vertus naissent les crimes et l’action justicière de l’homme ne fait qu’ajouter de la violence à la violence. Il n’en est rien : si les dieux sont morts, c’est que naît, ambigu, incertain, le règne de l’homme, maître de lui et de la nature (on songe, à l’issue de la première pièce, à l’embrasement du Walhalla à la fin, énigmatique, du Crépuscule des Dieux) ; si le désir de justice sociale ne mène qu’à la violence, heureusement, le désir de maîtrise du monde que suppose le progrès technique suffira à faire advenir le bonheur sur terre (le bourgeois, remué par le cynisme darwinien des industriels et par le déchaînement de violence prolétaire, retrouve alors le sourire et célèbre avec son poète national les promesses du nouvel âge technique).

Confrontation entre une éthique de la conviction, au risque de la perte de soi et des autres, et une éthique de la responsabilité, au risque du malheur personnel et de la trahison des valeurs, le diptyque Au-delà des forces révèle, par son succès même, par sa reconnaissance par l’Académie des Lettres suédoises, une époque, saisit un contexte, une situation, un ensemble de réflexions parfaitement ancrés dans leur temps. Plus qu’une grande œuvre littéraire, Au-delà des forces est un témoignage historique. La résolution de la confrontation entre le capitalisme et l’anarchisme, à la fin de la deuxième pièce, son message d’incurable optimisme progressiste et techniciste, dit bien, par sa faiblesse même, l’état idéologique du progressisme moral durant la dernière décennie du XIXe siècle.

En dépit de ses faiblesses, le diptyque touche parfois très juste. Un des seconds rôles, le pasteur Bratt joue un rôle crucial dans les deux pièces, celui du scepticisme, du doute, du retour sur soi, de l’incertitude, de la suspension du jugement. Parmi les personnages qui ont la parole, il manifeste, seul ou face aux autres, un manque de confiance en ses positions, en son jugement ; puissance interrogative plutôt que négative, il est le seul à actualiser son comportement, ses théories, ses idées en fonction de l’évolution des conditions dramatiques. Dans la première pièce, lors de l’assemblée évangélique, il exprime le doute du croyant, l’attente éperdue du miracle, de manifestation de la présence de Dieu ; dans la seconde pièce, il joue le rôle du professeur de révolte, du meneur de la rébellion… avant d’avouer, à la fille du pasteur, que son véritable rôle est probablement celui d’un « séducteur », d’un « tentateur ». Homme perdu, le pasteur Bratt n’est pas capable d’aller au-delà des forces. Continuellement, il reste en deçà, en retrait des capacités humaines, dans un espace étroitement contraint par sa raison, sa lucidité : trop humain, lorsqu’il essaie de déborder ses propres capacités, il se perçoit immédiatement comme faux, trompeur. L’homme raisonnable ne peut mener l’intrigue dramatique ; son scepticisme l’empêche d’agir. Le sceptique n’est pas un homme d’action ; le réflexif ne peut mener la révolte. Sa voie raisonnable le met au supplice : être lucide est une torture dans un univers où tous cherchent à excéder les forces humaines. Bratt constate l’impuissance de la raison froide, de la clairvoyance et de la perspicacité à empêcher les tragédies.

Bjørnson touche juste sur un autre point. Le pasteur Sang est un saint, il réalise des miracles, il soigne, guérit, protège par sa foi, mais, comme T.S.Eliot le montrera (autrement et mieux) dans Meurtre dans la Cathédrale, la prétention à la sainteté, elle-même, est paradoxalement une tentation, une vanité, peut-être une offense à Dieu. Le dévouement à autrui peut être présomption. Sang veut, par sa foi, corriger les malheurs et les injustices, par sa prière obtenir le salut des autres, même contre leur gré. Lorsqu’il échoue, pour la première fois, à obtenir ce que la foi lui promettait, il s’effondre. Le château de sa vanité est abattu par une tempête de défiance : sa piété s’amplifiait par ses réussites, elle ne résiste pas à l’échec. L’abandon de Dieu n’est suivi, chez Bjørnson, d’aucune promesse de résurrection. Eli, eli, lama sabachthani. Révolte de l’homme souffrant contre le Dieu. Eli, c’est Dieu, ce Dieu qui abandonne le Christ sur le Golgotha, ce Dieu qui abandonne le pasteur Sang au sommet de sa piété. Élie, c’est aussi le nom du fils de Sang, le futur révolutionnaire anarchiste qui abandonne doublement son père : en reniant sa foi (première pièce), en se vouant à une activité criminelle (deuxième pièce). L’homme est seul : le torrent de la foi n’est plus qu’un mince filet de conventions, le désir vertueux de justice n’est qu’une matrice de crimes et la raison ne peut rien contre les passions et la folie. Quelle leçon en tire Bjørnson ? Une très artificielle célébration de l’homme technicien, savant, maître de lui-même et de la nature. L’apothéose niaise du diptyque rassurait le spectateur ; elle navre le lecteur. Comment ? N’y avait-il pas, dans le spectacle de l’effondrement d’une foi sous le poids de sa vanité, dans la démonstration de l’énergie cruelle qui sourd des luttes de classe, une autre fin à trouver ?

En lisant ces pièces, j’ai regretté que Bjørnstjerne Bjørnson ne fût pas Dostoïevski. Il y avait de quoi descendre loin, dans les tréfonds de la littérature et de l’âme humaine, ce dont Bjørnson n’était pas capable. En bon artisan, il compose deux pièces efficaces, intelligentes, suffisamment explicites pour retenir l’attention de son contemporain, suffisamment signifiantes pour constituer des bornes majeures de l’histoire littéraire scandinave de la fin-de-siècle. La postérité, elle, est plus difficile, hésite, goûte peu les tentatives littéraires mal situées. Ibsen et Strindberg ont mieux survécu, pour la partie la plus éminente de leur œuvre, esthétiquement plus précise. Pourtant, l’Académie suédoise leur préféra, un jour de 1903, Bjørnson. Le symbolisme de la première pièce – plutôt devrais-je parle de pré-symbolisme – correspond bien aux froideurs et aux brumes de la Norvège profonde ; seulement, la charge poétique de la pièce est un peu affaiblie par ses bavardages. Maeterlinck et Rilke ne s’y tromperont pas, le symbole, c’est le mystère, l’équivoque, l’incertain ; c’est ce qui manque, un peu, à la première pièce de Bjørnson, les didascalies nimbées d’intrigantes nébulosités sont contredites par les longs bavardages interprétatifs des pasteurs. La seconde abandonne cette veine poétique mais, là encore, tout est trop explicite. Bjørnson hésite entre la crudité naturaliste et la réflexion charitable, entre la rudesse grossière des ouvriers et l’élévation un peu chimérique des sentiments de leurs meneurs. Il faudra attendre le Brecht de Dans la jungle des villes pour sentir en profondeur la violence, les discordances et les grincements d’une société industrielle, monstrueuse et mangeuse d’âmes. Au-delà des forces se situe à la croisée de plusieurs tendances littéraires de son temps : un naturalisme cru, un pré-symbolisme éthéré, un réalisme social, une œuvre à thèse. Cet œcuménisme fut sûrement son principal atout, du vivant de l’auteur ; il est son principal défaut, un siècle plus tard.

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