Vie d’un écrivain français : le Journal littéraire, de Paul Léautaud

Léautaud 1954

Journal littéraire, Paul Léautaud, Gallimard, coll. « Folio », 2013, anthologie composée par Pascal Pia et Maurice Guyot (Première éd. 1968)

Paul Léautaud a fait inscrire sur sa tombe une intrigante épitaphe : « Écrivain français » (Jean Dutourd est le seul, à ma connaissance, à l’avoir reprise). Ses lecteurs savent que ce n’est pas là une proclamation de patriotisme acharné. Il n’était pas un fanatique de la nation, un apologue de la France et de sa grandeur. Si les guerres excitaient son appétit de spectateur goguenard des passions humaines, elles ne l’ont pas porté à défendre une « patrie » dans laquelle il ne s’est jamais reconnu. Pour cet individualiste anarchisant et antimilitariste, la France ne signifiait pas grand-chose. Son fameux Journal littéraire le répète assez, acrimonieux envers tous les « rossignols des carnages », qui chantaient la guerre pendant les massacres de 14-18 et de 39-45. Il n’était pas de ceux qui pardonnaient aux écrivains de s’être trahis en se payant confortablement de mots, loin des champs de bataille ou qui, comme l’affirmait Alfred Vallette, son patron au Mercure de France, « refusaient de penser » pendant une guerre. Alors pourquoi cet « écrivain français » ? Léautaud a choisi son épitaphe en hommage à sa seule patrie, la langue française – il le dit explicitement dans les dernières pages du Journal. Son style, je l’ai dit tantôt, était naturel, rapide, personnel. Dans sa génération, plutôt portée aux belles pages, à la grandiloquence gratuite et à l’effet de manche, il détonnait. Il n’était pas un penseur, ni un artiste. Les grandes causes ne l’attiraient pas ; la boursouflure rhétorique non plus. Il plaçait la spontanéité du ton au sommet des qualités littéraires – et c’est pour cette raison, aussi, qu’on le lit encore alors qu’on ne lit plus Barrès. Les quelques-uns qui parcourent mes notes savent que je suis né à une époque de trop grand relâchement pour partager et goûter cette apologie du style spontané, qui rime trop souvent, chez mes contemporains, avec l’absence complète de style, et ce culte si répandu chez eux de la paresse et de la facilité démagogique.

Chez Léautaud, les heurts, les petites fautes, et les phrases courtes sont heureusement rachetées par un emportement, un mordant, une fraîcheur. Qu’importe qu’il dise n’importe quoi, ou qu’on ne soit pas d’accord avec lui. (Quelle tristesse d’ailleurs de ne lire que des auteurs pensant comme soi !) Il vit, trépigne, s’agace ! Le lecteur, lui, s’amuse et ne voit (presque) jamais le temps passer. Ce Journal, livre de toute une vie, n’a pas le léché des cathédrales de prose. Son auteur ne polit pas patiemment chaque sentence, pour lui donner une illusoire perfection ; il ne dresse pas un monument à la gloire de sa petite personne ; il écrit comme il pense ; et s’il pense mal, il l’énonce bien. Ses outrances divertissent le lecteur, même s’il ne le lit pas seulement pour cela ; il le lit aussi pour ces pages inimitables où l’on croit entendre Léautaud converser, railleur et insolent, avec Gide, Valéry, Duhamel, Paulhan ou Gourmont.  Parmi l’immense galerie des personnages rencontrés par l’auteur en plus de soixante ans, Jammes, Coppée, Moréas, Schwob, Rachilde, Colette, de Régnier, Billy, Picasso, Matisse, Mauriac, Jünger, Malraux, Cocteau, Jouhandeau, Drieu et bien d’autres font ici ou là une apparition. Ne manquent vraiment que Proust, Céline, le clan des diplomates (Morand, Claudel, Giraudoux) et celui des surréalistes (Breton, Aragon, Soupault). Mais trêve de mondanités, revenons au texte. Léautaud le dit à plusieurs reprises, son goût le porte vers l’expression naturelle et singulière de soi ; fanatique, en ses jeunes années, de Mallarmé – dont la qualité première n’était certes pas le naturel et le spontané de sa plume – il a très vite, dès ses trente ans, renié le poète opaque et célébré avec Stendhal le charme d’une prose – et d’une pose – franche. Il pratique, sans vulgarité, un français vivant, un savoureux mélange d’écriture et d’oralité, au fil d’un courant de pensée émotif, réactif, en verve. Pour peu qu’il ait découvert la voix de Léautaud dans ses fameux entretiens radiophoniques, le lecteur a l’impression, à chaque page, de l’entendre. Peu d’écrivains ont su rendre le dynamisme plastique de notre langue comme lui. Homme du XVIIIe siècle égaré au premier XXe, il a la sécheresse, le naturel, la facilité des grands maîtres de la prose française d’avant Chateaubriand. Sourd aux appels du romantisme, il n’aime que la vivacité expressive et spontanée. Son récit est une longue conversation, avec lui-même ou avec les autres. Il n’est pas besoin d’approuver l’écrivain – et c’est une lecture obtuse de la littérature qu’une lecture n’y cherchant qu’approbation de ses propres préjugés – pour en saisir sa grande et rare qualité, la prestesse.

À bien y réfléchir, j’ai trouvé à Léautaud bien des traits que les entomologistes de la pensée nationale attribuent spontanément à la France. Il en a les grandeurs, comme les petitesses. Il est, avant tout, un réfractaire, aux gloires de son époque, aux institutions, à la pompe républicaine, au prestige, à l’emphase littéraire, aux grandeurs soumises à l’admiration des foules. Cet iconoclasme me plaît tout particulièrement. Son anarchisme foncier se mêle d’un sens particulièrement petit-bourgeois et égoïste des réalités matérielles. On reconnaît l’image d’Épinal du Français solitaire, querelleur, sarcastique, individualiste, avare qui jouit à l’occasion du désastre des autres, surtout quand ces autres sont ses compatriotes. Il n’y a pas de pages plus allègres et mauvaises (« Léautaud n’est pas méchant, il est mauvais », P. Valéry) qu’au moment de la défaite de 1940 ; non pour des raisons politiques ou géopolitiques (il n’y comprend rien, et ne prétend pas y comprendre quelque chose), mais parce que le malheur collectif le réjouit, surtout quand il vient punir des années de bêtise collective et d’aveuglement. Est-ce là le lâche soulagement de voir ses propres malheurs individuels partagés ? Peut-être. Il montre, au reste, un trait bien français : l’obscur désir de la catastrophe, qui contrebalance (et frustre) la fantasmatique et constante aspiration au triomphe. Il a le goût, là encore bien national, de la provocation – certaines opinions, pendant la guerre, ne sont pas très heureuses (et lui vaudront à la Libération une inquiétude passagère). Rien ne convainc cet ironiste averti, qui répète à tout propos « on ne me la fait pas ». Individualiste farouche, libertin sensuel, aussi indépendant, peut-être, que misanthrope, il incarne à un point presque caricatural la définition nationale de l’esprit fort. Il manie le contre-pied systématique avec adresse, manifeste une dureté caustique, jusqu’à la drôlerie, aussi bien à son encontre qu’à celle de ses proches ou de ses compatriotes. Par son inconséquence, sa dureté égoïste entrelardée d’accès soudains de sentimentalisme et de compassion, il apparaît aussi comme bien français. Il a ce côté spirituel et virulent hérité des petits maîtres et des moralistes du passé. Il vitupère, renâcle, moque, sans jamais d’ailleurs renier ce qu’il est ou ce qu’il croit pour obtenir telle ou telle récompense. Sa sincérité, réelle, touche autant qu’elle agace. Il s’exprime souvent comme un petit-bourgeois obtus, aux opinions bien arrêtées. Ses affirmations sont parfois idiotes ou incohérentes mais le lecteur n’a pas besoin de les partager ; leur intérêt réside dans leur drôlerie, leur excès, leur alacrité. On ne lit pas Léautaud pour son humanisme, ses bons sentiments ou sa gentillesse.

Peut-être cette lecture est-elle néanmoins orientée par la réduction de l’ouvrage signée Pascal Pia et Maurice Guyot ? Elle reprend, en mille deux cents pages, ce que Léautaud a écrit en dix-neuf volumes. Le lecteur découvre un Léautaud doublement filtré, par lui-même et par ses deux compilateurs. L’anthologie brouille parfois la continuité de l’ensemble, en le réduisant à des morceaux choisis. Les années 1935-1950 occupent une large partie du livre ; on lit surtout l’auteur vieilli (il fête ses soixante ans en 1932), dont les traits et les goûts sont déjà fortement accusés. Les parties les plus salaces de l’existence de ce « libertin » (le mot est de lui) sont soigneusement gommées et on les devine sous-jacentes, à l’occasion de telle ou telle explication sur sa maîtresse, la sensuelle Mme Cayssac, surnommée par lui « le Fléau ». La lubricité de l’auteur est mieux connue depuis la publication, voici deux ans, d’une autre anthologie, très explicite, centrée sur sa relation avec sa maîtresse. Ce qui ressort à coup sûr de cette anthologie du Journal, néanmoins, c’est que son auteur n’est pas un esprit vaste et profond, plongé dans les tourments obscurs de la métaphysique ou poétisant des sentiments confus. Rien de plus éloigné de lui que le romantisme et ses surgeons. Il n’est ni un encyclopédiste ni un esprit universel : un petit carré fermement délimité de savoirs et de plaisirs lui suffit. J’ai souri quand Léautaud, évoquant Huysmans, parle d’un homme aux goûts étroits ; qu’est-il donc lui, sinon un autre homme aux goûts étroits ? Il n’aime ni la musique, ni la peinture ; en littérature, bien peu de choses lui plaisent ; la poésie et le roman modernes l’ennuient ; la science le laisse froid ; il rejette la politique ; l’histoire et la philosophie ne l’intéressent pas ; quant aux autres, il déclare s’en passer très bien. Qu’importe, tout le monde n’est pas Queneau ou Paulhan. Qu’on le laisse à ses souvenirs, à ses femmes, à ses bêtes ! Il n’a pas besoin de plus. Comment d’ailleurs l’évoquer sans parler de sa ménagerie d’animaux recueillis, qui lui coûtait, de son propre aveu, une fortune ? Il manifeste envers ces bêtes toute la sentimentalité qu’il dissimule à autrui ; il dépense pour eux tout l’argent qu’il économise avec une avarice de plus en plus affirmée. Cela le rend touchant et désamorce l’impression constante de froideur et de dessèchement qui émane de ses ronchonnements. Ses accès de sentimentalisme sont vite refrénés, néanmoins, par quelque sarcasme. Atrabilaire et sans concession, il montre, malgré son étroitesse d’esprit, un goût littéraire étonnamment sûr, rejetant tout autant les poètes ampoulés ou nébuleux que les romanciers surestimés de son temps, qu’il qualifie d’« écrivains de bureau ».

Ses maîtres sont Diderot et Stendhal, Sterne et Voltaire. Il goûte le bel esprit, cinglant et personnel, n’aime ni les longues descriptions réalistes, ni les morceaux de bravoure surécrits à propos de la pluie et du beau temps, de la douceur de la campagne ou de la beauté du ciel. Si l’on me permet cette approximation, son Journal est une littérature « d’aveugle » comme l’est celle du XVIIIe, celle d’avant ce romantisme qu’il rejette si violemment. Il décrit peu, mais écoute attentivement ; on ne visualise rien à le lire, mais on entend beaucoup de choses. Pour le dire à la manière Claudel – qu’il ne goûtait guère – « l’œil écoute ». Et cette attention au monde, à ce qui se dit, fait tout l’intérêt de ses « choses entendues ». On se tromperait à ne prêter attention qu’aux bougonnements et aux ratiocinations de Léautaud, aussi divertissants soient-ils ; il montre souvent une grande sensibilité au monde (étroit) qui l’entoure, une capacité peu commune à le juger et l’estimer à sa juste valeur. Soyons sincères, la pratique du Journal, réceptacle des mauvaises humeurs, des irritations et des colères, n’est par principe ni tolérante ni juste. Elle accentue les traits du diariste ; elle peut tourner au ressassement. Le ressac des jours et la constance de celui qui tient la plume rendent inéluctables les redites ; la vie que rend le Journal est par nature répétitive. Dans ses carnets, aussi, l’auteur exprime ce qu’il ne peut dire aux autres sans précautions ; il peut se libérer, se vider, d’où sa virulence. L’exercice est toujours un peu biaisé. Il écrit avant tout pour lui, tout en étant conscient qu’il sera lu ; l’exercice de la sincérité est d’autant plus méritoire – et impossible – qu’il aura des témoins inconnus. Bien que Léautaud fût probablement peu tenté par l’hypocrisie sociale, son statut d’employé ne lui permettait pas toujours de dire son fait à ses patrons et collègues, Vallette, Duhamel, Dumur, etc. Il ne souhaitait pas non plus blesser des auteurs en vue, comme Gide ou Guitry en disant trop explicitement devant eux ce qu’il pensait de leurs œuvres. Ce grand sincère biaisait parfois, intelligemment. Alceste savait se taire et observer ; son recueil n’en a que plus de valeur. Il se rattrapait sans vergogne dans son Journal, en plaçant les autres devant leurs inconséquences et, parfois, leur bêtise. Le scrupuleux Gide est ainsi capturé à un instant drolatique de vanité mal placée ; le grand penseur désintéressé de l’entre-deux-guerres, Valéry, explique à l’occasion qu’il est surtout mû par la perspective de tirer quelque argent de ses plaquettes et de ses tirages rares ; l’équitable Gourmont est saisi en flagrant délit d’imbécillité patriotarde. La réputation de ces hommes n’est pas vraiment salie par ces petites indiscrétions ; ils reprennent, sous les traits acérés de Léautaud, figure humaine. Ils descendent de l’empyrée des « grantécrivains » vers le monde des hommes, avec leurs vices et leurs vertus, leurs défauts et leurs qualités. Ils revivent. Des voix rejaillissent du passé. C’est la puissance de l’écrivain que d’atteindre cette vérité.

Léautaud, mémorialiste des lettres françaises, est l’héritier d’une certaine France littéraire de l’Ancien Régime, oscillant entre sécheresse de cœur et accès subit de sentiment : il vitupère comme un misanthrope avant de s’émouvoir comme une jeune fille. C’est ce qui le rend d’ailleurs attachant ; le vieux grigou, sale et avaricieux, est capable de s’attendrir ; il s’étrangle de temps en temps d’émotion au souvenir d’un vers, d’un animal ou d’un instant de sa vie passée ; il sait se montrer compatissant et bienfaisant, même si cette veine-là s’épuise tristement avec l’âge (je n’en reviens toujours pas que, bien qu’octogénaire et malade, il ait supprimé son singe domestique comme il l’a fait, en le noyant plutôt qu’en le confiant à un vétérinaire ! C’était bien la peine de nous serrer le cœur plusieurs fois avec ses chats mourants). Son Journal est attachant par le postulat de véracité auquel se tient son auteur ; personnalité exceptionnelle, par ses défauts autant que par ses qualités, styliste allègre, Léautaud ne laisse pas indifférent. Il est un jalon certes mineur mais réel de l’histoire de notre littérature ; un observateur avisé ; une oreille attentive. Et ceux qui ont entendu ses extraordinaires entretiens avec Robert Mallet, souvent rediffusés sur les ondes de France-Culture, ont en souvenir sa voix, ses récriminations, son trouble, aussi. Il n’était pas seulement le littérateur bourru et étroit que j’ai dépeint un peu plus haut… il était aussi, à tous égards, malgré les limites d’une œuvre principalement intime, un écrivain hautement singulier. C’est ce qui fait aussi, bientôt soixante ans après sa mort, tout l’intérêt de la lecture de ce fleuve littéraire unique, son Journal.