Fernando Pessoa : Le Voyageur immobile, Robert Bréchon, Éditions Aden, Coll. « Le Cercle des poètes disparus », 2002
Les Éditions Aden proposent, depuis une quinzaine d’années, une série de biographies littéraires d’excellente facture. Imprimés sur un papier de qualité, avec une reliure agréable, sous une couverture sobre, ces livres me paraissent valoir bien mieux que la relative obscurité dans laquelle ils sont généralement tenus, dans la presse ou sur l’Internet. Peut-être est-ce là une conséquence de la regrettable homonymie entre cette maison et une autre, mieux connue, sise en Belgique, et à la ligne politique nettement plus affirmée. On a tendance, généralement, à les confondre, et c’est dommage. Les Éditions Aden dont je parle ont d’autant plus de mérite qu’elles sont installées à distance de la France, en Algérie, où elles contribuent, à leur mesure et dans un contexte délicat, à maintenir les liens de ce pays avec la Francophonie. Il est remarquable qu’une collection de la qualité du « Cercle des poètes disparus » soit née et puisse vivre à Alger – et ce malgré quelques possibles et récentes difficultés financières, sensibles à l’examen du faible rythme des dernières publications. Par crainte, peut-être, de ne pas être pris au sérieux par le public français, l’éditeur reste, dans ses volumes, discret sur sa situation géographique ; je la trouve, quant à moi, vous l’aurez compris, éminemment respectable. Dans le catalogue, l’amateur peut trouver des biographies de Keats, Shelley, Faulkner, Jouve, Segalen, Pozzi ou encore de Garcia Lorca (un des livres les plus épais de ma bibliothèque, puisqu’il dépasse les 2000 pages !). Et, s’il a un peu de chance, sur le marché de l’occasion, en étant patient, il tombera comme moi sur un des exemplaires d’un volume actuellement indisponible, le Pessoa de Robert Bréchon. Les amateurs du poète portugais connaissent bien ce critique, un des meilleurs spécialistes français du sujet, auteur de l’introduction des Œuvres Poétiques de Pessoa à la « Bibliothèque de la Pléiade ». Bréchon, mort en 2012, a contribué, pendant cinquante ans, à la progressive ascension de Pessoa vers les sommets de notre panthéon littéraire. Il était le plus à même, probablement, d’écrire sa biographie.
Quelle tâche ardue que de raconter la vie et l’œuvre d’un des auteurs les plus insaisissables du XXe siècle littéraire ! Certes, Pessoa, s’il n’a pas publié beaucoup de livres, a laissé des milliers de textes, de fragments, d’ébauches, que ce soit dans des revues poétiques et littéraires ou, par-devers lui, dans sa célèbre malle. Il a passé l’essentiel de sa courte vie à composer et à correspondre : les chercheurs ne manquent ni d’écrits ni de témoignages sur sa personne. Seulement, par leur masse, leurs contradictions, leur état récurrent d’inachèvement, ces milliers de documents brouillent le portrait intellectuel et spirituel de l’écrivain. En recomposant, sans indication de leur auteur et à partir de documents aussi anarchiques que difficilement lisibles, Le Livre de l’Intranquillité ou Faust, les spécialistes ont contribué à former (je n’ose dire inventer) Pessoa, à lui donner une allure toujours renouvelée, étonnante, incohérente. Il faut s’y faire, comme nous y invite Robert Bréchon, écrire la vie de Pessoa l’insaisissable, c’est faire « l’éloge de la contradiction » – titre du premier chapitre de ce livre. A-t-on d’ailleurs seulement fini d’explorer la source miraculeuse ? De nouveaux livres de Pessoa ne cessent de paraître, en France. Romans, essais, textes divers, et bien sûr poèmes, se multiplient sur les étals des librairies, faisant de Pessoa non l’exact contemporain de T.E. Lawrence, dont il partage les dates de naissance et de mort (1888-1935), mais un écrivain d’aujourd’hui, que nous continuons à découvrir.
La force de ce livre est de ne pas s’en tenir au maigre canevas biographique, de savoir le dépasser pour l’articuler à l’œuvre ; si le poète a vécu littérairement plusieurs vies, sa propre existence matérielle n’a guère d’aspérités. Son père décéda alors qu’il n’avait que cinq ans, sa mère se remaria peu après, partit en Afrique du Sud, où Pessoa grandit. Il y apprit l’anglais, langue dans laquelle il écrivit une partie de son œuvre – et dans laquelle il eût pu même s’installer définitivement, à quelques hasards près. À dix-sept ans, il revint à Lisbonne, d’où il ne sortit quasiment plus. Après avoir échoué comme imprimeur et éditeur, il devint, grâce à son excellente connaissance du français et de l’anglais, interprète dans des bureaux d’import-export. En parallèle de cette carrière commerciale terne, il écrivit frénétiquement, lança avec son ami Sá-Carneiro une éphémère revue révolutionnaire, Orpheu, publia par la suite quantité de textes dans des organes confidentiels, sous différents noms d’emprunts (les fameux hétéronymes) sans jamais parvenir à achever d’œuvre lui assurant une réelle et durable notoriété littéraire. Peu avant sa mort, il fit éditer, avec un succès relatif et sous son nom, Message, un recueil de poèmes symboliques, élégiaques ou cryptiques sur l’histoire et l’avenir spirituel du Portugal, marqués par le mythe du sébastianisme et les fumeuses théories sur le Quint-Empire. Il mourut peu après, probablement – le fait est encore âprement contesté – des conséquences de son alcoolisme. Il avait 47 ans.
Son œuvre fut redécouverte en deux étapes, d’abord par l’édition dans les années 50, par quelques admirateurs, de ses poèmes (et de ceux de ses hétéronymes), republiés en une seule édition. Le processus de reconnaissance s’accéléra lorsque sa sœur, et héritière, donna la fameuse malle aux 27 000 textes à la Bibliothèque Nationale, où elle fut enfin exploitée et répertoriée avec méthode. Au Portugal, le « petit maître » dont la mort n’était saluée en 1935 que par une brève nécrologie du Diario de Noticias, atteignit ainsi, en quelques décennies, un statut d’écrivain national. Bréchon rappelle que Pessoa est, avec Vasco de Gama, Camões et Alexandre Herculano, l’un des quatre seuls personnages n’ayant pas régné à être enterrés au Monastère des Hiéronymites, le Saint-Denis portugais. On l’y a transféré après que sa réputation eut pris une ampleur mondiale. C’est dire l’importance du poète, désormais, dans la littérature portugaise. Au fur et à mesure que son œuvre grandissait dans l’esprit public, d’abord local, puis européen, la légende de son personnage s’affermissait, arc-boutée sur quelques images frappantes, sa terne tenue d’employé, ses petites habitudes lisbonnaises et, bien évidemment, ses avatars de lui-même, les fameux Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Bernardo Soares, Alvaro de Campos ou Alexander Search. Son phénoménal principe d’hétéronymie a presque autant contribué à sa réputation, sinon plus, que le contenu de ses textes. Cette situation de pluralité littéraire se résume par le bon mot de Robert Bréchon, passé désormais, je crois, à la postérité : « Imaginons que Valéry, Cocteau, Apollinaire, Cendrars et Jouve aient été un seul écrivain, caché derrière des « masques » différents : on aura une idée de ce que Pessoa aurait pu être, de ce qu’il est peut-être, après tout » (p.17). À l’hypothèse de la pluralité inconciliable, Bréchon préfère néanmoins celle de l’unité dans le morcellement ; cette citation suggère en effet un doute, central dans l’approche du livre : Pessoa, malgré tous ses masques (ou du fait de tous ses masques) demeure Pessoa. Aucun hétéronyme ne peut être indifférent aux autres comme Cendrars pouvait l’être à Jouve ou Apollinaire à Valéry. Notons aussi que, s’il utilisa près d’une centaine de noms, Pessoa n’éleva réellement à la dignité hétéronymique que trois avatars, Caeiro, Reis et Campos, les autres se situant, selon Bréchon, entre la pseudonymie et la semi-hétéronymie, selon leur proximité stylistique et philosophique avec le maître. Un Bernardo Soares (auteur du Livre de l’Intranquillité) ressemble trop à Pessoa, par exemple, pour être considéré comme un vrai hétéronyme. Il y a bien une part de jeu, de posture, dans ces successions de personnages, parfois à peine esquissés, qui signent qui un poème, qui une prose, qui un aphorisme. Il n’en reste pas moins un phénomène unique en son genre, de polymorphisme littéraire, Robert Bréchon montre qu’il exprime, avant tout, le nœud de contradictions qui sert de base intellectuelle, psychologique et personnelle au poète. La défi de ce livre tient à son principe : ramener Pessoa à une impossible et irréductible unité. L’étonnant est que Bréchon y parvienne.
Les trois grands hétéronymes, chacun doté d’un style particulier, d’un arrière-plan biographique, de rêves, d’aspirations, de rancœurs, incarnent les tendances profondément contradictoires du poète, déchiré par sa quête concomitante de l’épiphanie sensible, spontanée, heureuse et de la connaissance ésotérique, presque mystique, des sens cachés du monde. La recherche d’une sensation immédiate, pure, directe (sur le modèle de l’enfant, pense Bréchon) ne se concilie pas sans peine avec l’idée de l’initiation à passer, du secret à dévoiler, du mystère à éclaircir. Pessoa oscille entre les deux, à la recherche d’une hypothétique voie, non de dépassement, mais d’alliance. Tout lecteur de Pessoa aura remarqué la fréquente tendance du poète à recourir à l’oxymore et au paradoxe, manière littérale de relier les contraires ; la force de cette biographie, qui, entre la vie et l’œuvre, choisit de ne pas choisir, est de montrer, texte à l’appui, à quel point la contradiction est fondamentale chez Pessoa. Elle suscite et appelle probablement l’écriture ; elle justifie la forme, la multiplicité, le jeu continu d’un extrême à un autre. L’œuvre du poète a éclaté en milliers de fragments presque incompatibles parce que sa personnalité, de ce que l’on en sait était elle-même en miettes ; Bréchon admet, à l’occasion, que certaines pièces ne correspondent pas à l’image qu’il s’est faite du poète, qu’il ne parvient pas à tout accepter tant ce flux immense présente de cohérentes incohérences (ou d’incohérentes cohérences), si vous me permettez cette formule typique de Pessoa. Il n’est, pour le dire comme Verlaine, jamais tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Vous le retrouvez sans le reconnaître, vous le reconnaissez sans le retrouver. Le brouillage, la fluidité, l’incertitude qui marquent son œuvre sont peut-être les clés de sa réputation actuelle ; cette identité incertaine, ces contradictions, cette saudade nous touchent aussi parce qu’elles sont les nôtres. En cela, Pessoa – le Pessoa reconstruit, relu, réévalué depuis cinquante ans, tiré de sa malle magique pour être sans cesse recomposé – est pleinement un contemporain. La familière étrangeté de Pessoa, saisie au détour d’un poème, au hasard de deux ou trois vers, n’échappe pas à ceux qui l’apprécient ; ils savent qu’ils le retrouveront précisément au moment où il se ressemblera le moins – et où, nous déstabilisant, il sera le plus lui-même, étonnant, paradoxal, riche. En passant, Bréchon ne le dit pas, mais je ne crois pas que la lecture continue de Pessoa soit la meilleure, sauf à vouloir l’étudier en profondeur. Mon expérience me fait dire que vous pouvez le prendre par hasard n’importe où et retrouver ses thèmes, découvrir une formule frappante, un véritable trait de génie ; et puis, si vous le lisez dans la longueur, il se répète, tourne autour de problèmes similaires, de variations en variations, lasse un peu tant on le sent en quête d’une justesse, d’une conciliation des contraires que jamais il n’atteint. Pessoa est un auteur dans lequel on pioche.
Si l’on retrouve toujours Pessoa dans Pessoa, il est évident, également, qu’on ne le retrouve jamais vraiment, du fait de ces fameux hétéronymes. Bréchon y croit moins que Tabucchi ; sa présentation du phénomène est moins convaincue que celle de l’Italien dans Une malle pleine de gens. Bréchon tente de relier ces hétéronymes comme des facettes très typées à l’intérieur d’une œuvre unique et marquée, je l’ai dit, par la contradiction. D’un côté, le « maître », Caeiro, païen, pour qui le monde se résume au sensible ; de l’autre, à l’extrémité du spectre, Pessoa, l’amateur d’ésotérisme, avec ses lectures de théosophe et de rosicrucien, et son seul livre publié, le sébastianiste et cryptique Message. Entre les deux, Ricardo Reis, le disciple de Caeiro et Alvaro de Campos, chargé, en quelque sorte, de concentrer sur lui toute la noirceur d’âme et d’humeur de Pessoa. On sait, par le témoignage d’Ophelia, la seule « conquête » – toute platonique – du poète, à quelle tension mentale permanente celui-ci était soumis. On sait également, par elle et par d’autres, que l’écrivain aimait blagues et canulars – et qu’il n’est pas exclu qu’une passion de ce genre ait d’abord motivé la création des fameux hétéronymes. D’une invention pour la blague, ils sont devenus, en peu de temps, une véritable manière de travailler et de s’exprimer. Soumis à ses propres et insolubles contradictions, travaillant par à-coups violents, dans une frénésie créatrice lui faisant accumuler, en peu de temps, brouillons, poèmes, proses, Pessoa ne produisit guère d’œuvre achevée. Hormis deux recueils en anglais qui ne trouvèrent aucun public, il ne publia qu’un livre : Message. J’ai pour ce dernier, je l’admets, une certaine (et peut-être inavouable) fascination. Parmi mes textes préférés, je compte, entre autres L’Épitaphe de Bartolomeu Dias, Magellan ou L’Ascension de Vasco de Gama. Ces poèmes me sont assez personnels car ils touchent à la fois l’adulte cultivé et épris d’histoire que je suis devenu et l’enfant en moi qui, voici quelques années, s’émerveillait du récit des Grands Explorateurs, mais Baste ! assez parlé de moi.
Entre ses contradictions, aussi fondamentales que fécondes, et sa légende, construction composite, sans cesse altérée depuis sa mort par de nouveaux textes, Pessoa apparaît, d’évidence, comme une énigme. Phénomène d’autant plus frustrant que la masse documentaire laisse croire qu’il y a un moyen de la résoudre ; à l’inverse, les problèmes posés par de nombreux petits épisodes d’une existence pourtant casanière et routinière risquent de demeurer à jamais irrésolus. Comme souvent, au cœur de la lecture de la vie et de l’œuvre de Pessoa se tient une contradiction. Les incursions du poète dans le domaine politique – j’en toucherai ici un mot – en sont le plus parfait exemple : il publia en 1926, avant le coup d’État de l’armée, un opuscule en faveur de la dictature militaire (L’Interrègne) mais le renia rapidement et explicitement une fois le coup advenu ; il ne cacha pas, plus tard, son dégoût de Salazar ; en 1935, encore, il se disait monarchiste de cœur et républicain de raison, « libéral dans le cadre du conservatisme et résolument antiréactionnaire », favorable à un Empire sans empire, chrétien gnostique, nationaliste mystique, etc. J’y lis moins les réflexions d’un praticien ou d’un penseur politique, que le rêve d’un poète, avec tout ce que cela peut sous-entendre d’onirique, d’irréaliste, voire de fumeux. La force de cette biographie est de s’attacher à exposer, expliquer et comprendre autant l’homme que son œuvre. Elle constitue un excellent complément à toute lecture des écrits du Portugais, d’autant plus précieux que Robert Bréchon ne cache pas, au fil du livre, ses propres doutes devant les évidences les mieux admises (et les plus fascinantes) du système Pessoa. Le lecteur en ressort mieux armé pour chercher, dans la masse immense et contradictoire de l’œuvre son motif dans le tapis ; et comme dans la nouvelle de Henry James, l’intérêt de la quête tient à l’espoir de découvrir un secret dont le principe est de se dérober toujours.