Péril en la demeure

tulsa

The Decline of the English Department, William Chace, The American Scholar, Autumn 2009

A rebours d’un lieu commun fort répandu, les sciences humaines et les lettres attirent de moins en moins. A chaque manifestation étudiante en France le bon sens populaire explique que les étudiants « devraient plutôt choisir des filières qui débouchent sur de vrais métiers, sur la vraie vie ».  Comme le montrent pourtant ces chiffres, en moins de quinze ans, les facultés de sciences humaines et de lettres ont perdu 10% de leurs effectifs. La philosophie, l’histoire, la géographie ou la littérature perdent jusque 30% de leurs étudiants. Les universités américaines sont victimes de la même évolution puisque la part des étudiants en filières dites nobles est passée en une trentaine d’années de 30 à 15%. Des deux côtés de l’Atlantique, une part grandissante des étudiants se dirige vers des cursus professionnalisants et délaisse les Humanités. La préoccupation de l’employabilité est compréhensible : il est normal de s’interroger sur les débouchés qu’offre une filière et d’insérer ses études dans une finalité professionnelle personnelle. Cependant, la décrue brutale des effectifs des Humanités en France, leurs difficultés aux Etats-Unis, appellent plusieurs remarques.

William Chace, ancien professeur à Berkeley, s’exprime, dans la dernière livraison d’American Scholar sur les difficultés des facultés d’anglais sur le territoire nord-américain. Son constat, même si les dimensions du déclin et sa temporalité ne sont pas les mêmes qu’en France, rejoint la situation française. Quelles sont donc les raisons de cette désaffection pour les filières classiques ? William Chace en identifie plusieurs. De manière typiquement américaine, le coût des études incite les étudiants à espérer un retour sur investissement. Lorsque ceux-ci, et leurs parents, ont épargné ou emprunté afin de financer des études à l’université, la nécessité d’une rentabilité à moyen terme de ce passage s’impose. Si le cursus des humanités est peut-être plus aisé à valoriser professionnellement dans le monde anglo-saxon qu’en France, l’écueil du financement tend à égaliser les situations vécues au sein des deux systèmes : pour résumer, un diplômé d’histoire trouvera plus facilement un métier hors-spécialité après ses études aux Etats-Unis, mais devra le payer bien plus cher. Alors qu’en France, la spécialisation et le diplôme importent plus, mais l’investissement financier de départ est moindre. Les résultats sont identiques : un calcul rationnel coût/utilité tend à décourager les étudiants de suivre des cursus de sciences humaines.

Le calcul ne peut cependant être la seule clé d’explication du déclin des effectifs en sciences humaines : l’acteur uniquement mû par sa rationalité, dans un choix aussi personnel, relève du modèle théorique. William Chace identifie d’autres biais. Le monde universitaire américain, ses facultés privées et prestigieuses, ont besoin de trouver des financements complémentaires aux inscriptions des étudiants. Les lettres, tout comme l’histoire ou la philosophie, sont moins faciles à valoriser pour obtenir des fonds et de ce fait consomment plus qu’elles ne rapportent, en termes budgétaires, aux universités. Les doyens, les professeurs et les assistants doivent donc prouver, de manière permanente, leur apport réel à la discipline pour justifier leur existence. L’évaluation sur la masse des publications scientifiques conduit la structure à une production quantitativement élevée de travaux afin de contrebalancer une utilité scientifique et budgétaire relativement incertaine. Le nombre de travaux de circonstance, articulets et reprises de travaux précédents, augmente : Shakespeare a suscité près de 16 000 productions universitaires depuis 1980. Tous étaient-ils indispensables ? Une attention moindre est portée sur l’acte d’enseigner et de transmettre. Sans faire de déclinisme gratuit, William Chace regrette que les études littéraires américaines utilisent le livre pour venir en appui de théories factices – déconstruction, gender studies, etc… – plutôt que de se concentrer sur le texte, l’histoire littéraire et l’esthétique. Le système tourne à vide et ne retient plus les étudiants.

Les mutations des disciplines, et l’approfondissement permanent des connaissances, ont conduit à une spécialisation accrue des enseignants et à un éloignement de la production universitaire et de l’approche profane. Ce que dit Chace des lettres peut tout à fait être appliqué à l’histoire ou à la philosophie : la production universitaire finit par submerger les étudiants. 50 000 livres sur la guerre de sécession depuis 1865 ; 40 000 livres sur le IIIe Reich depuis sa chute ; 16 000 textes sur Shakespeare en moins de trente ans. L’inflation terrifiante des productions profanes et universitaires nécessite une spécialisation toujours accrue des professeurs, et finalement des étudiants. La somme des connaissances à maîtriser devient abyssale et les frontières de la discipline poreuses. Chace voit monter une série d’enseignements paralittéraires (sur les séries télévisées ou les romans de genre) qui éclatent de plus en plus sa discipline et son propos. Il prone le retour au livre, à une approche plus humble : l’esthétique, le fond, la transmission d’une passion. Et pourquoi pas une attention supplémentaire à la rhétorique, au « bien écrire », qui rendrait enfin les études de lettres et les humanités « vendables » sur le marché du travail.

Il est malheureux de constater que nous en sommes arrivés là. Les Humanités doivent prouver leur utilité. Se redonner un sens. La spécialisation des sociétés actuelles exige de cette culture classique une raison d’être.  La civilisation, tout simplement, n’est plus un argument suffisant. Chace prone aussi, de manière moins explicite, une remise en cause du rapport très horizontal à la culture. Les dernières orientations d’Harvard, qui deviennent en général les orientations d’une majorité des universités du pays, exigent de laisser à l’étudiant la capacité d’établir son propre parcours littéraire. Il préférerait, et je partage son opinion, se concentrer sur la transmission des fondamentaux culturels avant de laisser voguer, à sa guise, le jeune étudiant. Ce que propose Chace, c’est de renforcer la structure des Humanités, de la délier des modes théoriques (le genre, la race, la sexualité) pour lui donner un plus grand attrait. Chace ne conteste guère l’évolution utilitariste du monde universitaire. Mais il voudrait redonner de l’allant aux lettres anglaises et les sortir du carcan dans lesquelles elles se sont enfermées. Le monde universitaire français, confronté au même déclin des effectifs, va devoir se poser les mêmes questions : comment attirer de nouveau les étudiants ? Comment convaincre de la nécessité du savoir théorique à côté de l’acquisition des connaissances techniques et pratiques ?

2 réflexions sur “Péril en la demeure

  1. Je tiens juste à signaler qu’au Royaume-Uni, de ce que j’ai vu lors de mon passage là-bas, on peut encore faire ses Humanités et finir dans une profession qui gagne correctement sa vie (au hasard, informaticien), tant le marché du travail est souple et s’intéresse encore aux individus (jeunes) et à leur potentiel (i.e faculté d’apprendre, personnalité) plutôt qu’à leurs connaissances immédiates (lacunaires, de toutes façons, au sortie des études).

    M’enfin on pourra toujours arguer que c’est dommage de faire « Classical Studies » à Oxford pour devenir pisseur de code. 😀

    Question à deux carambars: Le déclin de l’ « intelligensia », boudée par les médias au profit des bien communiquants, et des « pipole » est-il une cause, une conséquence ou un phénomène de fond, parallèlement à la diminution du nombre d’étudiants dans ces disciplines ?

    (Et un point Toub « c’était mieux avant », pour cette note 😉 ).

    Cat

    PS: Je me désolais toujours, en écoutant Éphémérides sur France Inter, de la qualité des idées et du langages qu’on entendaient dans les archives utilisées par cette émission, par rapport aux discours actuels des « personnes publiques ».

  2. Pas vraiment de « c’était mieux avant ». Mais comme Chace, je suis perplexe devant les évolutions des effectifs et des contenus de disciplines théoriques. Je me disais au départ que la hausse globale des effectifs avait entraîné, fort logiquement, une décrue de la fraction d’étudiants dans les matières plus théoriques. Mais en France, le déclin est carrément quantitatif.

    Qu’une forme de culture élitiste, verticale, très prégnante en France, ait vacillé, voire disparu, on le constate aisément. Que des préoccupations de carrière inquiètent les jeunes des générations qui ont grandi avec le spectre du chômage de masse, je le comprends. Mais ce qui m’étonne, en France, c’est que les cursus théoriques scientifiques déclinent aussi. Seule la médecine, et le paramédical, progressent. Je ne critique pas cette tendance – le vieillissement de la population entraînera des besoins supplémentaires en matière de santé. Cependant, la tendance est étrange.

    Les meilleurs étudiants sont drainés par les grandes écoles, et sauf Normale (dont le poids quantitatif est marginal), celles-ci forment des techniciens (ingénieurs et commerciaux en premier lieu). Et pour les prestigieuses écoles scientifiques (Polytechnique), j’ai bien l’impression que les étudiants qui choisissent la recherche par la suite sont une minorité. Du coup, non content de délaisser un peu la philosophie et l’histoire, on délaisse également la physique ou la biologie.

    Le marché de l’emploi français, qui donne une prime au diplôme, et le marché de l’emploi anglo-saxon – c’est schématique – qui donne une prime à la personnalité ne peuvent être les seules raisons de cette tendance de fond.

    Depuis la fin du XIXe, les études classiques ont perdu du terrain, ce qui était, finalement, dans l’ordre des choses. Par contre, voir toutes les disciplines théoriques délaissées au profit de matières pratiques m’interpelle. Je ne suis même pas capable de dire si c’est une bonne ou une mauvaise chose. Pour la démocratie et l’excellence des citoyens, je dirais plutôt une mauvaise. Mais pour les individus?

    Concernant ta question à deux carambars, j’aurais une piste, qui tient à l’horizontalité de notre société et, en parallèle, à l’hyperspécialisation des savoirs qui transforme rapidement tout discours amateur en « propos de comptoir ». Dans une société de spécialistes égaux mais séparés, parler en généraliste équivaut à ne rien dire, ou à dire n’importe quoi. Et la culture classique était un socle généraliste. Qui n’a plus guère d’intérêt dans un monde du savoir composé de disciplines cloisonnées et autonomes. De ce fait, les journalistes, les derniers généralistes, sont condamnés à l’imprécision et à la superficialité. Comme le système de l’information continue favorise les propos lapidaires, à péremption rapide, l’articulation du savoir spécialisé et de l’intermédiation généraliste devient impossible. L’écume agitée par les journalistes se transforme alors en bouillie inepte : je ne vois pas comment cela pourrait en être autrement. Je ne crois guère que la situation était « meilleure avant », mais je vois de moins en moins ce que peut le généraliste dans notre société…

    Pour conclure de manière moins sentencieuse, je laisse la parole à un ancien condisciple, qui, quand il apprit que je quittais le monde des études, m’a dit « ah ça doit te faire du bien d’arrêter la branlette ». Après nos études communes, il avait fait de Hautes études de commerce… Hum.

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